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mercredi 29 janvier 2025

Les naufragés de Kermi. Extrait. Le pique-nique

Marc, M. Goasdu, René à Kermi (St-Pol-de-Leon)
L’été 1958 était particulièrement étincelant. Au-dessus de la bande côtière le bleu avait kidnappé le ciel depuis plusieurs jours, reléguant la masse nuageuse aux contours des Monts d’Arrée qui calfeutrait leurs crêtes d’une étoupe grossière. Á l’aurore, il badigeonnait de sa couleur des heures consacrées à l’expectative. Les oiseaux désertaient l’azur pour ne pas déchirer dans leur vol cette plénitude. La chaleur se diffusait lentement dans les corps, au fur et à mesure que le soleil parsemait la terre et la mer de son abondance fertile. Les enfants papillonnaient dehors, jupes courtes, shorts et chemises légères, dès l’aube éteinte comme s’il fallait amasser un maximum de satisfaction, surtout ne rien louper, parvenir à tout ce qui attendait, à vouloir ravir une multitude d’excitation. Sur la Plaine, les chiens bataillaient contre les enfants, jappaient sans succès pour conserver leur royaume, pendant que les volatiles slalomaient entre les jambes pour échapper à la vélocité des tirs de ballon. Tout ceci convenait à Marc jusqu’à l’instant où sa grand-mère l’appela. « Marco ! Marcooo ! Criait-t-elle en insistant bien sur un "r" qu’elle enroulait sous sa langue alors que le "k" remplaçait le "c", pour achever ce prénom dans un "o" lesté. C’était pour cela le « o », une particule qu’il trimballait de façon à consolider son côté latin tout en écachant des allusions éventuelles à son origine germanique. Marc, navré, larguait les autres enfants et se ruait au n° 30. " Oui mémé, Qu’est qu’y a ?" Marie Goasdu aimait ce chérubin. Toujours premier de sa classe, obéissant à sa grand-mère avec ça, et puis il était beau. Déjà, à presque 10 ans, avec ses cheveux sombres, il arborait un faux air italien renforcé par une masculinité affirmée et ténébreuse. Son menton étampé d’une fossette naissante annonçait un attribut gracieux, une marque divine lésant les autres garçons de son âge puisque l’on prétendait que c’était Dieu, lui-même, qui l'avait effleuré de son index, de façon à désigner ceux, par cette marque, qui le seconderaient pour propager la bonté des hommes, une interprétation échappée à la "Création d'Adam" de Michel-Ange. 

-          Tu vas m’aider à étendre les toiles pour le pique-nique à midi. Va chercher ton cousin pour les récupérer au grenier ! Ajoutait-t-elle, assise dans la maison près de la fenêtre ouverte, son poste d’observation.

-          On fait pique-nique ce midi ? Ouais ! Chouette !

-          Et pense à prévenir ta mère et tes frères et sœurs. Ah oui ! Rhoo ! Ferme ta gueule pinard ! Le chien, affalé sous la table, sentait le besoin de rivaliser avec celle qui aboyait, demande lui si je peux t’envoyer faire des courses avec René.

-          Oui mémé. » 

Marc se braquait dans l’autre sens, dévalait la pente, démantibulé comme une marionnette, puis freinait au dernier moment pour ne pas s’écraser sur la route. Le messager accomplit sa mission, sans omettre aucun détail. Plus généralement, Marie Goasdu reconnaissait sans le dire, ne dévoilant aucun encouragement, que Mouly et René faisaient du bon boulot avec leurs ouailles et surtout avec Marc.

Au cours des années 50 les départs pour les vacances d’été dans des campings du littoral, sauvages ou pas, se généralisaient. Les automobiles plus spacieuses, permettaient aux familles de voyager sur de plus longues distances. A Kermi, à défaut d’argent et de voiture, Marie Goasdu avait eu l’ingénieuse idée de planter sur les fils à linge, de gros sacs en jute qu’elle avait cousus entre eux et d’ordinaire utilisés pour stocker dans le grenier les pommes de terre. Ainsi, se montait un campement provisoire au milieu des champs d’artichauts pour la plus grande joie des enfants. Marc et René, revenus de l’épicerie, n’étaient pas au bout de leur peine. « Bon, maintenant vous allez acheter du lait chez les Guillou. Tiens, Marco, prends les sous et va chercher le pot de lait. Et vérifiez que la mère Guillou ne mette pas trop de mousse, hein ! Quelle voleuse celle-là aussi ! Et ne tardez pas trop sur la route. » La ferme des Guillou se situait à l’arrière de Kermi, au-delà d’un talus qui lorgnait sur la route de Santec. Pour avoir du lait frais, on devait passer après la traite du matin et glisser quelques pièces dans la vilaine main de la maritorne surnommée "Mique". Affichant un air rogue et bourru, elle les inspectait minutieusement avant de les fourrer dans la poche de sa blouse. A chaque fois, c’était la même scène, les mêmes manières grotesques. On sentait, et même s’ils la remerciaient, qu’elle n’appréciait pas vraiment ces fripons de Kermi en les accueillant avec réticence, toutefois un sou restait un sou. En récompense illicite, c’était souvent que les garçons s’autorisaient une halte à l’abri du talus et lampaient ce liquide soyeux, encore tiède. En cas de suspicion sur la quantité achetée, Marie Goasdu n’aurait qu’à râler après cette pingre. Mais avant de déposer le pot chez Marie Goasdu, il ne fallait surtout pas oublier d’effacer la fine moustache opalescente au-dessus de la bouche. Le pique-nique servait plus de prétexte à se réjouir des beaux jours puisque sa composition ne variait pas particulièrement des repas quotidiens, à part du beurre sur les tartines de pain en remplacement de la graisse de rôti, du fromage et une barre de chocolat, accompagnées de ce fameux verre de lait frais. De toute façon, ce n’était pas le métier de réparatrice de parapluie de Marie Goasdu qui aurait amélioré le menu. Comme à midi, le soleil parvenait à son azimut, la toile avait pour avantage de former une ombrelle pour contrer la calamité de ses excès de chaleur, idéale pour éviter des insolations. Le repas avalé, la petite clique s’éparpillait à nouveau, en attendant la promesse de baignades à proximité de l’îlot Sainte-Anne, après plus d’1 h. de marche, au cours de l’après-midi du dimanche, dans lequel on barbotait allégrement, sous la surveillance de Pierre Grall.

A force de contact, l’iode marin picorait la peau, foisonnait sur les épaules par large plaque rougeâtre qui démangerait les sommeils. Le galop des enfants dans le sable piétinait la trace des sternes affolées puis tournoyaient en rase-mottes au-dessus du ressac pour accoster plus loin. On sentait la mer dans les cheveux, raidis, blanchis par la cueillette de sel. Les yeux anesthésiés par l’euphorie clignaient, contraints d’essorer les brûlures de l’eau. Les nuées de lumière s’insinuaient dans les bouches hilares. Il n’y avait plus d’entraves dans les regards, plus de joliesse dans les postures, plus de misère dans les mots. Munis de leur seul maillot de bain, les corps presque nus livraient aux courants marins la même façon d’inhaler un air décloisonné. La plage blanche, la mer haute, effaçaient sur le rivage l’empreinte des inégalités.

Les enfants de Kermi noyaient la chaleur ressentie dans de pétillantes limonades "rouges" qui piquaient le nez ou dans des glaces déversant leur lave fraîche sur les cônes que le marchand vendait à la buvette, près des grèves. Ravis, leurs éclats de rire se nichaient dans les branches ombrageuses de la pinède voisine, pendant que les babillages congédiaient le silence pour quelques heures encore. Des heures de chahut, d’embrouille, de partage, de complicité même, que l’on voudrait d’éternité, éteindre définitivement le coucher de soleil pour qu’il ne revint plus. Au fond, on devrait bannir les silences, les disperser au large, ils dissimulaient trop de tabous. « Allez les enfants ! On rentre maintenant ! Ramassez vos affaires ! Et n’oubliez pas vos serviettes ! » Ces mots hurlés par Jeanne Grall, venue rejoindre son époux, émoussaient les assauts infantiles. Il y avait encore à grimper la côte du Paradis, longer l’enceinte du manoir du Champ de la rive, pour parvenir sur les hauteurs du centre-ville et de son évêché, près du Collège d’enseignement général. A quelques encablures, vers l’ouest, Kermi rougeoyait sur son promontoire.

A d’autres occasions, les marées basses ne freinaient nullement l’ardeur des gamins, leur enjouement fébrile à imiter Pierre Grall quand il relevait les jupes des goémons pour cueillir les bigorneaux, appâter les couteaux avec du sel. Ou bien étaient émerveillés et épouvantés par ses récits quand il s’enfonçait, à sa seule discrétion, dans la glèbe océanique pour déloger des ormeaux ou des moussettes au revers des rochers. Au pire, en cas de maigre moisson, il se rabattait sur les brinnig avec lesquels on cuisinait un rata peu subtil. 

Texte inspiré de faits réels

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