Myriade. Myriade était un merveilleux mot lorsqu’il s’agissait de recenser les enfants de Kermi. Et comment d’ailleurs compter précisément ? Il en naissait toujours davantage, croissant bien plus vigoureusement que les treuzoù* du gros Camus. C’était ainsi, à une époque où la contraception ne fut légalisée et généralisée en France que quelques années plus tard, à la condition que les politiques familiales fussent appliquées partout, dans des régions réfractaires comme dans le Léon. Ils étaient si nombreux qu’ils en devenaient indénombrables, quand, dehors, dès la nuit enfuie, ils tambourinaient le sol de leurs croquenots, dans tous les sens, gonflés de tous leurs sens : les tympans qui fourmillaient, le nez qui jazzait, les yeux qui chaviraient, les mains qui tâtonnaient ou la bouche qui engloutissait, à court de souffle. Ils couraient, ils couraient, vrillant dans l’air, au dedans de tout, dans les friches nébuleuses des marécages ou dans celles plus hachurées du littoral. Et après une pause, ils aspiraient le large avant de rudoyer à nouveau les sentiers, un trognon d'artichaut à la main, grimpant sur des murailles émeris qui égratignaient les genoux, de façon à bouter l’Anglais des Amériques, mimant Blek Le Roc, lors de la Guerre d’indépendance. Leur jacasserie rendait aphone le vent, égratignait les faubourgs de Kermi, délocalisait les grives et les merles, fissurait la tranquillité de la vieille Guillou, ronchonnant dans son antre de ferme. En ville, on médisait sur eux, la mauvaise langue disait : « ça grouille de gosses parce qu’il y a les allocations au bout ! » Mais la seule chose qui grouillait à Kermi, était ces satanés poux dans les cheveux et les punaises dans les lits que l’on tentait d’exterminer. Il ne fallait pas s’attarder sur ces calomnies, la chose à laquelle on devait songer, était que : ça babillait avec la manière, ça jubilait autour des « penn an ti », des tirs de penalties entre deux maisons, ça sautillait entre les cordes, ça pépiait par-dessus les toits. Ca se chamaillait et ça pleurnichait, joutant avant de se rabibocher, en fin de compte, pareil à n’importe quel autre enfant de leur âge et de leur condition, à travers l'héxagone. Quand le soir rampait inexorablement, irrémédiablement sur Kermi, il dispersait l’exhalaison des joutes infantiles. L’obscurité ne noyait pas que la lumière, elle avalait les plus prodigieux des moments. Bientôt, ça se ferait, de temps en temps ou régulièrement, gronder au sein d’un foyer rétréci, particulièrement sombre, derrière des volets épais, étouffant les remontrances. Un peu comme dans n’importe quelle autre famille, envers n’importe quel autre enfant de la Métropole.
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| Des enfants de Kermi. Vers 1955 (illustration) |
Ces enfants, on les différenciait par leur nom : Robert André, les jumeaux Jean-Luc et René Azou, Marie-Laure Goarnisson ou sinon Madeleine Carnec, dans le désordre, Jean-Jacques Plantec et Chantal Kergrist. Entre eux, ils s’identifiaient, se confrontaient souvent, quoique, ne se fréquentaient pas forcément. En effet, une ligne Maginot invisible séparait ceux du « Haut » et celles du « Bas ». L’endroit des latrines servait de no man’s land au tracé de la ligne, défini selon des règles elles aussi invisibles ou bien peut-être oubliées. Intuitivement, chacun s’interdisait de rompre cette ligne et ses règles, à part dans les cas exceptionnels où le ballon du « Haut » déviait de sa trajectoire, conséquence d’une frappe foireuse, pour échouer dans la partie du « Bas ». De la même façon, les garçons ne se mêlaient pas aux filles, chacun et chacune dans le rang, déterminé par le sexe et non plus par l’origine. Si les garçons jouaient au « bugel », les filles devaient garder leur distance, car il fallait être doté d’une certaine dextérité, ne pas se laisser troubler par l’enthousiasme des filles, lorsque l’objectif à atteindre était de loger, à une certaine distance, un caillou dans un trou creusé dans le sol. Celui qui y parvenait, se précipitait sur un autre participant et, en le touchant, le désignait comme le prochain lanceur.
On avait affublé quelques jeunes de surnoms de célébrités populaires autant sportives que télévisées et dessinées, ou de diminutifs en lien avec leurs prénoms : Vidocq pour Roger Le Bris, et Skoblar pour son frère Hervé, Jean Ropars alias Tex ou bien Roddy à l’attention de Jean-Claude Pouchard. Pour les diminutifs, on trimballait du Titive pour Jean-Yves Toux. Moins courant était un surnom en breton comme Fanchoù pour François Guillou.
« Allez ! A l’attaque ! Lança Jean-Claude Pouchard, juché sur le talus du « Bas », arrogant dans son costume de Roddy, célèbre rebelle à la couronne d’Angleterre, les garçons qui formaient sa milice, le contemplant sur son promontoire. En avant contre les Anglais !
- Où c’est qu’y a des Anglais ? L’interrogea Jean Derrien, un peu perdu dans son rôle de « Sam le Corse »,
- Ben, là-bas ! Jean-Claude Pouchard désigna du trognon, le groupe de filles qui bondissait dans la marelle,
- C’est quoi des Anglais ? Demanda timidement Henri Le Mat au chef Pouchard, parce que les chefs, ils savaient tout,
- C’est des soldats qui ont des têtes de poissons,
- Des têtes de poissons ? Henri Le Mat, un peu interloqué hésita avant de réagir, ça peut pas être des Anglais, les filles n’ont pas de têtes de poissons, balbutia-t-il,
- Et puis les filles, c’est chiant, elles vont crier et aller se plaindre aux parents, renchérit Marc Derrien, plus véhément. Il avait raison. D’un seul coup, Jean-Claude Pouchard semblait hésiter, donnant l’impression de réfléchir à une autre option en parcourant les lieux du regard. Il lui fallait un ennemi afin de conforter sa place de chef de milice. Au même moment, Pinard apparût au coin d’une maison, à la recherche d’une touffe d’herbes pour y flanquer ses dernières gouttes d’urine.
- Là ! Les Anglishes ! Sus au bâtard !» Exulta frénétique Roddy. Comme un seul homme, sans la moindre hésitation, brandissant leur trognon tels des guerriers, la troupe se précipita vers le chien. Alerté par la cavalcade, Pinard releva le museau puis les oreilles. Aussitôt il déguerpit pour échapper à l’attention de ces garçons qui fondaient sur lui à des fins de persécution. Carapaté chez Marie Goasdu, il serait à l’abri. A peine perturbée par l’agitation des garçons, Christiane Prigent détourna un bref instant le regard de la marelle, distraite par leurs hurlements. « Qu’y sont bêtes » se contenta-t-elle d’émettre, dépitée par leur vacarme, avant de se concentrer de nouveau sur sa partie.
* treuzoù : trognon d'artichaut (Révoltes paysannes en Bretagne, F. Elegoët, P.80)


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