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dimanche 24 août 2025

Les naufragés de Kermi - Prologue

 

Creac'h al léo. 1975


Creac’h al Léo, ou « Krec’h al leoù» en breton, signifie la « colline aux veaux ». Quel nom de lieu parfaitement prédestiné pour enkyster les immeubles de la cité aux « Habitations à loyer modéré » à Saint-Pol-de-Léon ! Qui mieux que des individus d’origine modeste, composés de « cassos », bien peu futés, voire légèrement querelleurs, peut-être même dégénérés, pour s’enfermer dans ces logements ? Lesquels, par comparaison bestiale, ressemblaient à ceux assignés aux veaux coincés dans leurs étroits corridors.

Les premiers occupants, dont mes parents, dès le début des années 70, ne firent pas cas des discriminations sociales qu’ils subissaient auprès d’une certaine caste saint-politaine, peut-être soulagée de voir exclu des contours de la ville des indésirables mais dont leur disponibilité à la manutention, tout aussi sûrement que leur peu d’éducation politique ou syndicale, favorisait l’accroissement d’une productivité calibrée principalement par les tenants de l’agriculture légumière et de ses subalternes. Pourtant, et contrairement à leurs ascendants, dès les premières origines, se cramponnant au quartier d’ouvriers de la commune « Creac’h Mikael », « la colline de Saint-Michel »*, exploités dans des dépôts de légumes, dont ce livre retrace leur vécu, ce déménagement s’accompagna pour eux d’une élévation en lien avec le mécanisme républicain tant vanté de l’ascenseur social. Puisqu’ils brisaient définitivement, d’une part, leur obligation vis-à-vis des paysans et des négociants qu’ils exécraient, et d’autre part, leurs conditions de vie exiguës, ils rallièrent, en les généralisant, les effectifs d’ouvriers du bâtiment. Ce bond professionnel eut-il cependant, suffisamment d’allant pour la génération suivante, c’est-à-dire la mienne et celle de mes frères ? A priori on a encore nécessité dans le Léon à abuser de la main-d’œuvre dans les dépôts de légumes ou les serres à tomates, souvent à leur corps défendant.

Cette population s’engouffra avec enthousiasme dans ces logements flambants neufs, dotés d’un chauffage central, d’électricité distribuée à profusion dans de multiples grille-pains, d’un WC privé, d’une eau chaude pour la douche acheminée par de la tuyauterie, et des chambres pour chacun des membres de la famille en devenir (des aménagements de ce type, que l’on abordera au cours de cette chronique, devaient leur être octroyés à « Kermi »). On accédait enfin au confort domestique et aux prises électriques. On équipa même le palier d’un vide-ordures, objet peu subtil mais non moins emblématique des prémices de notre société de surconsommation même accessible pour les bas salaires.

Toutefois, le discrédit rodait non pas aux abords des récentes barres ouvrières, trop éloignées, mais davantage autour de l’école publique baptisée « Pierre et Marie Curie », agrippée au centre-ville (suivait le collège public « Jacques Prévert » construit à proximité). Ils n’oubliaient certainement pas la plaie originelle, celle de grouiller à « Kermi », eux, ces « ploucs » qui injuriaient ses habitants par du « cassos ». Les cibles de leur abomination ne furent pas des adultes, mais bien leurs enfants, des petits galapiats bien plus suspects que des quasi-illettrés de Kermi, plus aptes à bouleverser les équilibres sociaux et locaux si l’instruction française leur ajoutait, et j’insiste sur cet aspect, un bienfait quelconque par le biais de longues études, la connaissance à travers l’art, la lecture et la culture, enrobés dans de l’Éducation populaire, auxquelles nous ne serions jamais initiées, ni à Creac’h al Léo ni antérieurement à Creac’h Mikael ; combien de ma génération, et de celle qui suivit, intégrèrent un cursus universitaire complet ? Souvent notre ascenseur social se fracassait contre un plafond de verre, à moins qu’il ne tombât en panne, bloqué dans les étages inférieurs. Et s’il fallait douter des intentions de départ des aménageurs à parquer ces jeunes dans des activités plutôt primaires, le premier équipement mit à leur disposition fut l’aménagement d’un terrain foot, plus tard, d’un semblant de terrain de pétanques et bien plus tard encore d’un local « pour jeunes » et pour les animations du quartier, auxquelles je ne participais guère. Plus sûrement, ils pressentaient dans une vision effroyable, telle que probablement décrite par le missionnaire Le Nobletz, que notre insuffisance nuirait aux destins remarquables de leurs héritiers. Ils décidèrent donc de ne pas scolariser leurs chérubins dans l’école publique, au risque de côtoyer d’infréquentables cancrelats de Creac’h al Léo, dont je fis partie. Cependant, au fur et à mesure des besoins en logements, d’autres enfants issus des lotissements périphériques à l’école des Curies, comme Keloù mad ou Ty dour, furent confiés au bon enseignement des institutrices et instituteurs de l’école. Je n’ai pas souvenir de désistements ou de renoncements de la part des parents habitant ces lotissements parce que leurs enfants fréquentaient le même établissement que ceux et celles de Creac’h al Léo.

Je n’aimais pas demeurer dans cette cité, ennuyeuse, hideuse et vérolée de cinq blocs d’une vingtaine de bâtiments de quatre niveaux, enclavée par des bataillons d’artichauts, interminablement relevés par un contingent de choux-fleurs, à moins que ce fut l’inverse. Nos aînés de Kermi avaient voulu rompre avec le carcan paysan, nous étions encerclés par sa raison de vivre. Dès que je fus en âge, je quittais, pour de longues semaines à l’internat, la cité honnie, ma chambre asthmatique, les lés, laids, dégueulant des grossières fleurs rouges, énormes, limites monstrueuses, convoitant à m’engloutir. Je fuyais aussi, sûrement, les coulées des excréments qui dévalaient dans la tuyauterie, des éclats de voix échappés de conversations intimes et les cavalcades incessantes des enfants du dessus. J’avais 16 ans et j’avais l’âge des malaises intrusifs. Puisque ce n’était pas existentiel ni un désamour pour mes parents, je ne me rebellais point, je fuyais plus certainement. Les livres n’y suffisant plus, je fuyais au loin, dans d’autres décors champêtres plus minaudés. À force, ce lieu me rappelait avec insistance, et insidieusement, notre marqueur social. En ai-je souffert ? Non, j’étais surtout outré, révolté par les postures dédaigneuses. Sans avoir de certitudes définitives sur leur choix, c’était peut-être cette volonté ardente, cette fuite en avant qui motiva inconsciemment les habitants de Kermi à louer les appartements de Creac’h al Léo : ne plus subir les affres de leur classe sociale.

J’ai fui longtemps ce gros oeuvre sans architecture, des champs sans changement et la ville saumâtre jusqu’à mon retour à la Maison prébendale, haut lieu saint-politain dédié à l’art. Je me dois, afin de corroborer mon expérience sur la « discrimination sociale », de relater un de ses épisodes, avant de revenir en conclusion au quartier de Kermi. Printemps 2006. Je suis invité, en tant que gérant de l’entreprise Edica Breizh, à l’inauguration de l’exposition du Maître-pastelliste, Erril Laugier*, à la Maison prébendale. Avec Erril Laugier, nous avions fait connaissance quelques mois plus tôt dans le cadre de l’édition d’un livre d’art regroupant une vingtaine d’artistes peintres bretons dont il faisait partie. Ce fut l’occasion pour moi de lui remettre des exemplaires du livre et de profiter de sa magnifique exposition. Au cours du pot de réception, j’échangeais quelques paroles anodines en compagnie d’Erril Laugier, sa femme et une personne des services sociaux de la commune que j’avais rencontrée quelques années auparavant. Vint se joindre à notre petit cercle prestigieux, l’adjointe à la culture de la commune, ravie d’être initiée à nos papotages et flattée d’être accueillie par des sourires, dont le mien. Mais le mien masquait tout autre chose que de la politesse à usage social, il optait pour une autre signification, une autre saveur. Je languissais dans une certaine alacrité, convoitant ce moment précis des présentations dirigées par la personne des services sociaux à l’attention de l’adjointe à ce maire d’une droite réactionnaire qu’incarnait Adrien Kervella. « Et je vous présente David, un ami d’Erill, et figurez-vous que David est originaire de Saint-Pol-de-Léon. » Je ressens encore cette réjouissance à l’instant même où elle me posa sa question tant convoitée par moi-même : « Oh ! Un ami d’Erril ! Et d’où êtes-vous originaire à Saint-Pol, alors ? » (De quelle grande famille cultivée). Je mis quelques secondes à lui accorder ma réponse, prospérant sur cet instant : «  De Creac’h al Léo ». Et là, sans trop de surprises, je vis son visage se liquéfier intégralement, sa bouche se dissoudre, ses pensées se perdre dans la déconvenue que son silence approuvait. Je n’étais certainement pas un proche de l’artiste mais c’était encore impossible que je le fus : comment un gueux de Creac’h al Léo pouvait-il être l’ami d’un pastelliste de renom ? Pour son rang issu de la petite bourgeoisie, c’était invraisemblable, un choc culturel ! Quelle insulte pour sa moralité. De mon côté, je laissai macérer quelque temps ma satisfaction silencieuse.

Le quartier de Creac'h Mikaël en haut à droite. 1975

Si des individus relièrent Creac’h al Léo à Kermi, un autre point commun les unirent par l’intermédiaire d’un héritage fâcheux et d’une chronique sociale nécrosée. En effet, dès la livraison des Habitations « à bon marché » en 1924, dans un quartier ouvrier, premier de ce genre dans ces communes rurales du Léon, la ségrégation sociale s'abattit sur les habitants de Kermi. Elle se transmit continuellement d'une génération à l'autre, au point où dans les années 60, les attributions initiales, odieuses, se virent adjointes les quolibets de "voyous" ou de "bandits" pour caricaturer la jeunesse qui exhalait dans la "Plaine" et dans laquelle crapahuta mon père, Marc-Jean Derrien. Les conditions de vie spartiates, parfois jusqu'à dix occupants pour un minuscule 20 m2 de deux pièces, détériorant évidemment le plein épanouissement des enfants, réduits à subir parfois une indigence presque extrême, au point de se contenter de repas invariablement garnis de pommes de terre, octroyaient à leurs pourfendeurs des alibis inébranlables. 

Certes, la consommation excessive d'alcool chez nombre d'entre eux ne venait pas soulager la mauvaise réputation qui sniffait entre la rangée de maisons du "bas" et de celle du "haut". Cependant, sans exonérer ces invétérés buveurs de vin, l'alcool était omniprésent, une habitude sociale, un quotidien vicieux, une obligation même, sur le lieu de travail pour les ouvriers emballeurs, au dépôt de légumes, près de la gare, par un verre tendu, soit par le producteur soit par l'expéditeur. Des consommations qui languissaient sur injonction du patron dans « le bistrot d'à côté », chez Suzette Riou, pour tous ces saisonniers disposés à se détendre lors de pauses écimées tout au long d'une journée éprouvante de 12 heures de manutention et de conditionnement. Et l’on verra qu’au cours de certaines crises agricoles, ils ne se contentèrent pas de charger des cageots dans les wagons.

A double titre, les habitants de Creac'h Mikaël pouvaient être baptisés comme naufragés. D’abord, il fallait examiner ce pli géographique, un promontoire isolé, perdu, environné par un dédale de champs, seulement barrés par des talus avachis, de choux fleurs ou d'artichauts indéfiniment alignés à perte de vue, qu'aucun ancien soulèvement tellurique n'obligeait à araser le relief, perturbé de-ci de-là par quelques corps de ferme et, dans le lointain, par les flèches mornes de Plouénan et de Sibiril. Etonnant tout de même d'exposer au regard du visiteur l'infortune que l'on ne voulait pas pour soi, qu'on n’aurait pu supporter. Et puis des naufragés, car des hommes et des femmes sombrèrent dans le désastre et l’abîme, comme mon grand-père, René Derrien.

Les récits collectés de Kermi ne m’ont pas tout révélé. Au contraire même. Néanmoins, au-dedans de destins oubliés, il semblerait qu'une fine poésie ait pu germer, à surprendre la tourterelle de Georges Carnec suspendue à son épaule. C'est aussi cela que je dévoile dans ce livre. Déjà des noms me sont familiers : Goasdu (mon arrière-grand-mère), Le Joly, Cueff ou bien Le Bris. Donc "Avisse à la population !" Comme annonçait le crieur de rue, Alexis Kerbiriou, quand il s'agissait de propager la nouvelle municipale. Dans cette chronique saint-politaine, je suis à l'affût du colporteur pour qu’il clame leur brasier de misère et leur fétu de joie.

David Derrien (16 ans de vie cumulés dans la cité)

 * Erril Laugier (1952-2014)

 * On sait qu'il y avait une chapelle dite de Saint-Michel à cet endroit, l'archange étant toujours honoré sur le point culminant d'une région. Elle avait été bâtie par les seigneurs de Penhoët au XVIIème siècle. Un calvaire édifié en 1926 rappelle seul cette situation culminante. La colline pourrait bien réserver des surprises en cas de fouilles approfondies. Il suffit de relire la description qu'en fait le moine Wormonoc, au IXème siècle, dans la vie de Pol Aurélien. La butte a-t-elle abrité le « castellum » romain ? S'est-on interrogé sur les noms tout proches comme celui de Pen-ar-C’hloz, qui n'est pas sans rappeler une clôture ou fortification primitive ? Cet emplacement, avant la construction du quartier, servait de dépotoir. (Source : Le Télégramme)

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