Invariablement, les emballeurs engageaient leur journée de travail à 8 h. avec l’ouverture du lourd portail par le contremaître, Emile Picard. « Les négociants étaient les rois du marché aux légumes, ils faisaient ce qu'ils voulaient. Les légumes étaient d'ailleurs généralement achetés non par le patron lui-même mais par le premier ouvrier, et il valait mieux se faire bien voir par un bon pourboire aux ouvriers emballeurs si on voulait voir sa marchandise achetée la fois suivante. Les emballeurs exigeaient en effet un pourboire et un litre de vin de chaque paysan. On avait intérêt à ne pas l'oublier car, sinon, le triage des choux-fleurs et des artichauts était mauvais et les emballeurs nous classaient pas mal de marchandises dans une catégorie inférieure ou même, tout simplement, nous les déclassaient en « rebuts » qui n'étaient pas commercialisables. » (Témoignage d’un agriculteur anonyme auprès d’un journaliste du Télégramme de Brest). De temps en temps, lors de l’installation aux postes, Jobic Sévère dédaignait s’enfoncer parmi les emballeurs pour les saluer, et indistinctement les interrogeait de façon sommaire sur leur santé. Ensuite, il accédait à la mezzanine et s’enfermait dans son bureau pour quelques heures, parfois davantage. Emanaient quelque fois de ce bureau, dont les ouvriers ignoraient le contenu, les éclats d’une voix, rugueuse, tonitruante et injurieuse et une quantité phénoménale de fumées de cigarettes. Quelques réunions urgentes, comptant d’autres entrepreneurs de son rang, troublaient la monomanie de ce bureau. On apercevait Jobic Sévère très souvent repartir précipitamment dans sa grosse berline pour un quelconque rendez-vous avec l’ « Association des exportateurs de primeurs de Saint-Pol-de-Léon », les élus de la mairie ou bien avec des personnalités, représentants de l’autorité de l’Etat, et ne plus revoir sa silhouette, parfois pour plusieurs jours. Les ordres d’opérations et de gestion du magasin étaient dès lors transmis à Emile Picard et confiés à la comptable, Henriette Saillour. À part eux, personne ne connaissait l’emploi du temps d’un patron régulièrement absent du dépôt. Les emballeurs ne s’en plaignaient pas d’ailleurs, il était assez discret et aimable en fin de compte. Emile Picard, moins.
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| Anciens dépôts de légumes à Saint-Pol-de-Léon |
Marcel Joncour démarrait le moteur du véhicule à chaque fois que l’un de ses prédécesseurs disparaissait dans le hangar puis le coupait pour attendre la prochaine secousse. La manœuvre se répétait ainsi plusieurs fois. Ces soubresauts répétés, ajoutés aux rejets des pots d’échappement, occasionnaient chez lui des troubles gastriques et réveillaient des ballonnements intestinaux, derniers rappels d’une crise inattendue d’épisodes de diarrhées flanquées d’une forte fièvre. Une crise courte, mais qui l’avait tellement secoué, qu’il fut contraint de rester couché pendant près de deux jours. Le souci, dorénavant, selon son constat, était que sa récolte d’artichauts de la veille comprenait des têtes qui n’auraient pas dû attendre davantage la coupe, compte tenu de leur grosseur visible. Ce qui ne rassurait pas le cultivateur quand son tour fut venu de pénétrer dans le bâtiment et de procéder au déchargement, sa récolte pourrait être déclassée. Les dizaines d’ouvriers, pour la plupart emballeurs, et pour partie originaire du quartier de Kermi(9), s’agitaient activement autour des différents postes de conditionnement.
(9)Entre 10 et 15 foyers de Kermi, sur
une cinquantaine de logements, dans les années 60, dépendaient du métier
d’ouvrier emballeur.
« Salut Marcel ! Comment qu’c’est aujourd’hui ? » Le premier ouvrier s’appelait Tin Castel. Son poste, il le devait à son absence d’indulgence et en un clin d’œil il savait déjà faire le tri entre les têtes, noter la qualité du produit et, avant tout, soupeser l’honnêteté du bonhomme placé en face de lui. Les producteurs se méfiaient tous de son sens inné à déceler la duperie. « Oh… Pas trop mal… Tin, pas trop mal,
- Bon… T’as quoi aujourd’hui, Marcel ?
- Oh… De la qualité forcément… Du moyen, essentiellement, je pense… Autour de 850 kilos… Je pense, quoi ! Comme j’ai prévenu hier, quoi,
- Allez descends, on va voir ça. Allez les gars ! On décharge. C’est du vrac que tu as Marcel ?
- Euh… Oui, oui, mais c’est bien rangé, comme d’hab’, quoi. De grosses caisses, trimballées par les emballeurs sur transpalette, réceptionnaient la marchandise, calées ensuite sur la balance. Puis, il fallait retirer la freinte qui variait entre 5 et 7 % chez Sévère. Tin Castel s’approcha pour l’inspection. Très vite son verdict tomba.
- Hum,… T’as pas mal de gros, Marcel… Tu vois ça ? L’ouvrier saisit une tête prise au hasard. Le paysan s’approcha,
- Ouais… Répondit-il évitant d’être loquace,
- Qu’est c’qui s’est passé Marcel ? Tu n’as pas dessaoulé ou quoi ? Cette remarque goguenarde avait pour mission de décontracter Marcel Abiven. Ce ne fut pas le cas.
- Noon ! Non ! Non ! Tu sais, à la maison, la patronne me surveille de près, alors tu penses bien…, assura-t-il à voix basse,
- Bon, je vois. Je vais devoir te les déclasser en partie et les passer en vert, Marcel. Vincent ? Vincent ? Tu viens voir ? Vincent Corre était le seul syndicaliste de l’entreprise, adhérent de la CGT. C’était un gars autant sociable avec les ouvriers qu’avec les producteurs, mais que l’excès d’alcool obligeait à une cure annuelle dans une thalasso, réglée par le syndicat.
- Ouais, qu’est ce qui se passe Tin ? Ahe ! Sell-ta piv ! Voilà notre bête
féroce de Marcel ! Tribedie !
T’as une sacrée tête de déterré ! T’as trop tiré sur la bouteille hier ou
quoi ? Ou c’est Tin qui te fait des misères ? Marcel Joncour adopta une
posture de subordonné et se força à rire à la blague du syndicaliste. Mais au
fait, j’t’ai pas vu y a deux jours ? T’étais resté avec la bourgeoise dans
le plumard ou quoi ? C’est pour ça qu’t’es tout pâlot ? T’as pas pu
décharger ? L’éclat de son rire se multiplia autour de lui étant donné que
plusieurs emballeurs, et parmi eux Marcel Toux et Jean André, les avaient
rejoints pour le délester de ces gros artichauts mais nullement de son désarroi
quand il s’aperçut que personne ne souhaitait entendre ses explications. Marcel
Joncour manifesta sa stupéfaction par un abaissement des épaules à les voir
s’égosiller ainsi. Il avait gros sur le cœur. Bon, dis-moi Tin, faut les
déclasser, c’est ça ? Ouais ? C’était quoi le prix fixé hier ? 54
? Tu dis quoi, toi Tin ? 45 ? T’es dur, là Tin. Je propose 48. C’est
notre requin qui est là ! Depuis l’temps qui vient ! Et en général
c’est que de la qualité. 48 et avec les bouteilles qui vont avec. Hein ?
C’est tout bon pour toi, Tin ? On a combien en quantité ? 800
kg ? C’est ce que tu avais Marcel ? Tu dis 850 ? Hop hop
hop ! J’ai retenu la freinte à 6 %, Marcel. Je sais bien Marcel, mais hier
tu annonçais que du beau calibre… Et on avait une certaine quantité à partir
avec ta production mais elle n’est pas conforme. On fait comme ça alors ?
Les gars ! Au triage, vous mettez la majeure partie en vert et le reste en
bleu. » Les couleurs du papier brillant d’emballage avaient un rapport
avec le calibrage des légumes : vert pour les plus grosses têtes, bleu
pour les produits de meilleure qualité et le papier jaune pour les plus petits
artichauts présentés en vrac. Concernant la pesée, comme elle s’opérait au sein
du magasin, des anomalies apparaissaient au moment du passage sur la balance,
tel que compter un cageot d’artichauts à


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