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jeudi 2 octobre 2025

Extrait de "les naufragés de Kermi". Chez J. Sévère, expéditeur

 

Invariablement, les emballeurs engageaient leur journée de travail à 8 h. avec l’ouverture du lourd portail par le contremaître, Emile Picard. « Les négociants étaient les rois du marché aux légumes, ils faisaient ce qu'ils voulaient. Les légumes étaient d'ailleurs généralement achetés non par le patron lui-même mais par le premier ouvrier, et il valait mieux se faire bien voir par un bon pourboire aux ouvriers emballeurs si on voulait voir sa marchandise achetée la fois suivante. Les emballeurs exigeaient en effet un pourboire et un litre de vin de chaque paysan. On avait intérêt à ne pas l'oublier car, sinon, le triage des choux-fleurs et des artichauts était mauvais et les emballeurs nous classaient pas mal de marchandises dans une catégorie inférieure ou même, tout simplement, nous les déclassaient en « rebuts » qui n'étaient pas commercialisables. »  (Témoignage d’un agriculteur anonyme auprès d’un journaliste du Télégramme de Brest). De temps en temps, lors de l’installation aux postes, Jobic Sévère dédaignait s’enfoncer parmi les emballeurs pour les saluer, et indistinctement les interrogeait de façon sommaire sur leur santé.  Ensuite, il accédait à la mezzanine et s’enfermait dans son bureau pour quelques heures, parfois davantage. Emanaient quelque fois de ce bureau, dont les ouvriers ignoraient le contenu, les éclats d’une voix, rugueuse, tonitruante et injurieuse et une quantité phénoménale de fumées de cigarettes. Quelques réunions urgentes, comptant d’autres entrepreneurs de son rang, troublaient la monomanie de ce bureau. On apercevait Jobic Sévère très souvent repartir précipitamment dans sa grosse berline pour un quelconque rendez-vous avec l’ « Association des exportateurs de primeurs de Saint-Pol-de-Léon », les élus de la mairie ou bien avec des personnalités, représentants de l’autorité de l’Etat, et ne plus revoir sa silhouette, parfois pour plusieurs jours. Les ordres d’opérations et de gestion du magasin étaient dès lors transmis à Emile Picard et confiés à la comptable, Henriette Saillour. À part eux, personne ne connaissait l’emploi du temps d’un patron régulièrement absent du dépôt. Les emballeurs ne s’en plaignaient pas d’ailleurs, il était assez discret et aimable en fin de compte. Emile Picard, moins.

Anciens dépôts de légumes à Saint-Pol-de-Léon

Marcel Joncour démarrait le moteur du véhicule à chaque fois que l’un de ses prédécesseurs disparaissait dans le hangar puis le coupait pour attendre la prochaine secousse. La manœuvre se répétait ainsi plusieurs fois. Ces soubresauts répétés, ajoutés aux rejets des pots d’échappement, occasionnaient chez lui des troubles gastriques et réveillaient des ballonnements intestinaux, derniers rappels d’une crise inattendue d’épisodes de diarrhées flanquées d’une forte fièvre. Une crise courte, mais qui l’avait tellement secoué, qu’il fut contraint de rester couché pendant près de deux jours. Le souci, dorénavant, selon son constat, était que sa récolte d’artichauts de la veille comprenait des têtes qui n’auraient pas dû attendre davantage la coupe, compte tenu de leur grosseur visible. Ce qui ne rassurait pas le cultivateur quand son tour fut venu de pénétrer dans le bâtiment et de procéder au déchargement, sa récolte pourrait être déclassée. Les dizaines d’ouvriers, pour la plupart emballeurs, et pour partie originaire du quartier de Kermi(9), s’agitaient activement autour des différents postes de conditionnement.

(9)Entre 10 et 15 foyers de Kermi, sur une cinquantaine de logements, dans les années 60, dépendaient du métier d’ouvrier emballeur.

 On devait vociférer de manière à rivaliser avec les différents frôlements et claquements créés par des manœuvres ainsi qu’avec le chahut des bavardages des ouvriers qui ne quittait jamais le fond sonore.

 « Salut Marcel ! Comment qu’c’est aujourd’hui ? » Le premier ouvrier s’appelait Tin Castel. Son poste, il le devait à son absence d’indulgence et en un clin d’œil il savait déjà faire le tri entre les têtes, noter la qualité du produit et, avant tout, soupeser l’honnêteté du bonhomme placé en face de lui. Les producteurs se méfiaient tous de son sens inné à déceler la duperie. « Oh… Pas trop mal… Tin, pas trop mal,

-          Bon… T’as quoi aujourd’hui, Marcel ?

-       Oh… De la qualité forcément… Du moyen, essentiellement, je pense… Autour de 850 kilos… Je pense, quoi ! Comme j’ai prévenu hier, quoi,

      -    Allez descends, on va voir ça. Allez les gars ! On décharge. C’est du vrac que tu as Marcel ?

-       Euh… Oui, oui, mais c’est bien rangé, comme d’hab’, quoi. De grosses caisses, trimballées par les emballeurs sur transpalette, réceptionnaient la marchandise, calées ensuite sur la balance. Puis, il fallait retirer la freinte qui variait entre 5 et 7 % chez Sévère. Tin Castel s’approcha pour l’inspection. Très vite son verdict tomba.

-        Hum,… T’as pas mal de gros, Marcel… Tu vois ça ? L’ouvrier saisit une tête prise au hasard. Le paysan s’approcha,

-          Ouais… Répondit-il évitant d’être loquace,

-        Qu’est c’qui s’est passé Marcel ? Tu n’as pas dessaoulé ou quoi ? Cette remarque goguenarde avait pour mission de décontracter Marcel Abiven. Ce ne fut pas le cas.

-        Noon ! Non ! Non ! Tu sais, à la maison, la patronne me surveille de près, alors tu penses bien…, assura-t-il à voix basse,

-     Bon, je vois. Je vais devoir te les déclasser en partie et les passer en vert, Marcel. Vincent ? Vincent ? Tu viens voir ? Vincent Corre était le seul syndicaliste de l’entreprise, adhérent de la CGT. C’était un gars autant sociable avec les ouvriers qu’avec les producteurs, mais que l’excès d’alcool obligeait à une cure annuelle dans une thalasso, réglée par le syndicat.

  -    Ouais, qu’est ce qui se passe Tin ? Ahe ! Sell-ta piv ! Voilà notre bête féroce de Marcel ! Tribedie ! T’as une sacrée tête de déterré ! T’as trop tiré sur la bouteille hier ou quoi ? Ou c’est Tin qui te fait des misères ? Marcel Joncour adopta une posture de subordonné et se força à rire à la blague du syndicaliste. Mais au fait, j’t’ai pas vu y a deux jours ? T’étais resté avec la bourgeoise dans le plumard ou quoi ? C’est pour ça qu’t’es tout pâlot ? T’as pas pu décharger ? L’éclat de son rire se multiplia autour de lui étant donné que plusieurs emballeurs, et parmi eux Marcel Toux et Jean André, les avaient rejoints pour le délester de ces gros artichauts mais nullement de son désarroi quand il s’aperçut que personne ne souhaitait entendre ses explications. Marcel Joncour manifesta sa stupéfaction par un abaissement des épaules à les voir s’égosiller ainsi. Il avait gros sur le cœur. Bon, dis-moi Tin, faut les déclasser, c’est ça ? Ouais ? C’était quoi le prix fixé hier ? 54 ? Tu dis quoi, toi Tin ? 45 ? T’es dur, là Tin. Je propose 48. C’est notre requin qui est là ! Depuis l’temps qui vient ! Et en général c’est que de la qualité. 48 et avec les bouteilles qui vont avec. Hein ? C’est tout bon pour toi, Tin ? On a combien en quantité ? 800 kg ? C’est ce que tu avais Marcel ? Tu dis 850 ? Hop hop hop ! J’ai retenu la freinte à 6 %, Marcel. Je sais bien Marcel, mais hier tu annonçais que du beau calibre… Et on avait une certaine quantité à partir avec ta production mais elle n’est pas conforme. On fait comme ça alors ? Les gars ! Au triage, vous mettez la majeure partie en vert et le reste en bleu. » Les couleurs du papier brillant d’emballage avaient un rapport avec le calibrage des légumes : vert pour les plus grosses têtes, bleu pour les produits de meilleure qualité et le papier jaune pour les plus petits artichauts présentés en vrac. Concernant la pesée, comme elle s’opérait au sein du magasin, des anomalies apparaissaient au moment du passage sur la balance, tel que compter un cageot d’artichauts à 15 kg alors qu’il en pesait en réalité 21 kg. « Allez ! On se secoue si on veut pas encore être là à 10 h. ! Tiens Marcel, tu prends le ticket et tu montes voir Henriette. Allez, je te sers la paluche, mon ami ! A bientôt Marcel. Et si tu veux des conseils pour décharger, je peux t’aider ! » De nouveaux éclats se firent entendre à travers le dépôt. Pendant tout le temps de la négociation, il n’eut aucune négociation. Marcel Joncour, éteint et démuni, demeurait spectateur du sort que lui réservaient les emballeurs avec, bien entendu, l’accord de l’expéditeur lui-même. Muni de son ticket de paiement, encore abasourdi, il ne surveilla pas comme à l’accoutumée l’opération de triage. Il entendit Tin ordonnait à des ouvriers de préparer les cageots avec un couvercle par-dessus, signe que sa marchandise partait à destination de l’Angleterre ou des pays nordiques. Marcel Joncour, après avoir fait perforer le bon à la comptabilité, s’en allait, contrarié, une crispation qui eut pour effet de réveiller des crampes intestinales. Au niveau de l’autre portail qui donnait accès sur une rue voisine, au passage de son véhicule, il refila ses bouteilles de vin à un jeune, sûrement une nouvelle recrue pour la saison. Le garçon lui souhaita une bonne journée, pas certain que ce fût le cas. Après avoir emballé les têtes dans les cageots, empilés sur les palettes, on les envoyait aux équipes de « voie », dont le rôle consistait à remplir la vingtaine de wagons en attente sur les rails. Au chargement, on plaçait les emballeurs avec la plus grande expérience comme Pierre Gueguen, capable d’aligner méthodiquement les palettes. Il devait souvent descendre sur la voie pour déplacer les wagons au moyen d’une perche métallique dans le but de les garer précisément en face de l’ouverture. Durant la saison des choux-fleurs, l’équipe de « gare » stationnait à l’entrée des wagons et gerbait en une seule fois trois à quatre cagettes d’un poids oscillant entre 25 et 30 kilos au total. Dès le conditionnement terminé dans les fermes aux alentours, un conducteur rapportait la marchandise sur de grands plateaux tirés par des chevaux appartenant à Jobic Sévère et dont les soins étaient confiés à Job Bellec, plus souvent nommé « Tonton Job ». On vit souvent les chevaux, à leur seule habitude, tractaient les plateaux sans de commandement particulier. Les exploitants agricoles, à chaque arrêt de l’attelage, abreuvaient comme il se devait celui qui ne maîtrisait plus les rênes.

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