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La vie file, ne s'accroche à rien et surtout pas à l'avenir

samedi 19 octobre 2024

Extrait du manuscrit "La petite algérienne"

Documentaire écrit

Récit inspiré de faits réels

Reconstitution historique

Philippeville, 1917














La clarté peinait à s’imposer sur Saint-Paul-d’Espis pendant que la famille Gilbert se résignait à abandonner ce qui avait été le foyer de plusieurs générations. La brume, aveuglante, s’étalait et s’attardait encore entre les vergers, fuyant sur les toits de tuiles rouges et les collines environnantes, comme pour envelopper d’un linceul cet endroit qui leur avait été si familier. Antoine Gilbert, s’était dressé bien avant l’aube. Ses mains, rendues calleuses par des années de travail de la terre et du bois, ajustaient les harnais sur les chevaux attelés à la charrette. La carriole, modeste mais solidement construite avec ses propres moyens, était bondée de tout ce qu'ils avaient accumulé : quelques meubles, des outils précieux, et une poignée de souvenirs soigneusement emballés qui surchargeait le convoi. Jeanne Gilbert s’affairait autour des jeunes enfants à l’intérieur de leur maison étrécie de l’enlèvement du principal mobilier. Elle fit l'inventaire mental de ce qu'ils allaient reléguer aux souvenirs. Dans chaque objet, dans chaque recoin de la maison surgissait un moment de leur vie éprouvée ensemble: la boustifaille maintes fois bectée autour de la robuste table, l’agitation des enfants qui trottinait autrefois dans la pièce, les soirs d’hiver clapis au coin de l’âtre. Les yeux confus, elle jeta un dernier regard autour d’elle, le cœur amolli par l’émotion. Ses mains tremblèrent légèrement lorsqu’elle glissa le crucifix familial dans un sac en toile, une relique transmise de mère en fille, qui devait leur garantir une protection dans ce nouveau monde vers lequel ils confiaient leur sort. Antoine Gilbert-fils, âgé de treize ans, observa la scène en retrait. À son âge, il comprit déjà la gravité du moment, bien que son esprit fût encore plein des rêves d’aventure qu’éveillait en lui l’idée de partir pour l’Algérie. À ses côtés, ses sœurs plus jeunes ne saisirent pas l'ampleur du changement qui devrait plus tard les stupéfier. Ils regardaient leurs parents avec une confiance naïve, sécurisés par la présence imposante de leur père, dont la stature et la force semblaient capables de tout submerger.
Leur décision de migrer vers l'Algérie, cette inconnue lointaine que les rumeurs ajoutaient à l’envoûtement, avait été empreinte d’interrogations. Toutefois et peut-être sur injonction pressente de Michel Gary, les ultimes réticences s’effacèrent devant l'ombre de la misère qui s’abattait sur leur village, les mauvaises récoltes successives et l’absence de perspectives pour leurs enfants. Tout s’enchaîna ensuite selon les prévisions de Michel Gary. Trois mois avaient suffi à l’exécution des différentes obligations administratives. Une certaine somme d’argent avait été versée à Michel Gary en prévision des dépenses liées au transport et aux premières nécessités dès la traversée de la Méditerranée achevée. 
Le ciel, ce matin-là, se barbouillait d’un bleu indéfini, à mesure que le soleil s’extirpait des ténèbres, crispé sur l’horizon. Antoine Gilbert sentit une boule se tapir dans sa gorge en s’attardant sur les vécus de ses parents, de ses grands-parents, et à tous les Gilbert avant eux qui avaient soulagé par leur travail cette terre. Il se demanda, au point de le tracasser, si partir serait pareil à une infliction qu’il ferait subir à leurs existences ou, au contraire, une tentative hasardeuse de poursuivre leur héritage ailleurs. Il inspira profondément, cherchant à déjouer ces ressentiments. Il n’avait pas le choix, il fallait être robuste pour sa famille, pour Jeanne et les enfants. La charrette était enfin complète. Antoine Gilbert aida son épouse à monter, suivie des enfants qui s’installèrent tant bien que mal sur les ballots. Puis il se retourna une dernière fois vers la maison, vers les champs qui s’étendaient à perte de vue, convoités par la seule lumière pâlotte et blafarde du matin déshabillée avec paresse de la brume collante. Une prière muette s’échappa des lèvres de Jeanne Gilbert. Après un claquement de langue, Antoine Gilbert fit avancer les chevaux. La charrette se mit en branle, titubant sur le chemin qui les emportait loin du village. A les écouter, le bruit âpre des roues sur les cailloux résonnait tel un piteux orchestre. À mesure qu'ils s'éloignaient, le village de Saint-Paul-d’Espis devint indéfinissable, jusqu'à ne plus être qu'une croûte sur son monticule. Le cœur engourdi mais empli d’une détermination indéfectible, Antoine Gilbert ne déviait plus les yeux du chemin qui se perdait maintenant devant eux, un chemin long de jours et de nuits avant d’atteindre Marseille. Leur avenir, imprévisible et pourtant si prometteur, séjournait à Gastu sur une concession de plus de 25 ha de terres.
Après une traversée périlleuse due à une sérieuse tempête, le port de Philippeville qui se soumettait enfin à leur vision, scintillait dans la lumière éclatante du soleil méridional prétendu enlaçant. Après des instants éprouvés par le voyage, la famille Gilbert surprit la périphérie littorale d’un pays dont on leur avait tant rabâché la beauté. Antoine Gilbert, le regard figé sur cette côte qui se détachait à mesure qu’ils approchaient de leur destination, ressentait un mélange complexe de soulagement et d’appréhension. Derrière lui, Jeanne Gilbert serrait la main de leur plus jeune fille, tentant de combattre son inquiétude par un sourire arrangeant. Pour les enfants, ce nouvel environnement était source d’excitation, une aventure que leurs jeunes esprits associaient avant tout à des histoires de pirates et de trésors perdus. Autour d’eux, le tintamarre du bateau qui accostait, se mêlait aux vociférations des marins, aux raillements des mouettes, et à l’agitation des passagers impatients de poser pied à terre, soulagés à l’idée de se désamarrer définitivement de cette embarcation. Mais à peine accédèrent-ils au sol algérien que l’atmosphère s’imposa à eux avec une rudesse inattendue. Le port grouillait d’une activité incessante de dockers outragés par une chaleur qui déferlait sur leur peau particulièrement badigeonnée, tandis que les colons, fraîchement soulagés de leur ballonnement, tentaient de se repérer au milieu de cette effervescence chaotique. La langue arabe, impénétrable, mélangée au français parfois criard des officiers coloniaux, qui supervisaient le débarquement des nouveaux venus, bruissait de tous côtés. Pour les Gilbert, ce premier contact avec l'Algérie fut un choc culturel. Rien ne ressemblait à ce qu’ils avaient auguré. A part Michel Gary qui les accueillit comme indiqué à l’entrée du port. Il arborait un large sourire, comme pour dissimuler la tension palpable des quais. « Bienvenue en Algérie ! » S’écria-t-il en les rejoignant, bras béants, trop peut-être au goût d'Antoine Gilbert. Son enthousiasme sonnait curieusement creux à ses oreilles. Les promesses d’une vie prospère qu'il avait tant accommodée, s’effilochaient déjà face à la dureté du climat et à l'agitation désordonnée qui les enserrait. « Alors ? Et ce voyage ? Vous n’avez pas été trop secoués au moins ? Michel Gary était à son aise, étrangement accoutré selon les premières observations d’Antoine Gilbert, détail qui ne l’avait pourtant pas alerté lors de leur entrevue à Saint-Jean-d’Aspis,
-    Compliqué, lui rétorqua évasif et avare de mots le cultivateur, tout absorbé à l’ambiance grouillante des quais,
-          Bien. Suivez-moi, nous allons nous éloigner du port. Nous allons pouvoir continuer à discuter à notre aise dans un troquet tout proche. Nous viendrons récupérer les chevaux et vos affaires quand la douane aura fait son travail. J’ai fait le nécessaire pour les formalités. »





samedi 5 octobre 2024

Extrait du manuscrit "La petite algérienne"

Documentaire écrit

Récit inspiré de faits réels

Reconstitution historique

Au fil des années, l’Algérie berbère, puis l’Algérie conquise, devient l’Algérie française. La IIIème République n’est pas que colonisatrice, elle est aussi dogmatique. Son régime prétendu démocratique doit s’exporter, être un modèle de laïcité, même dans les oueds les plus reculés, dans l’intention politique de garantir à une nouvelle bourgeoisie, la prospérité qu’elle mérite. Les Français s’entichent de ce pays qui ne ressemble en rien à une ancienne province comme la Bretagne ou la Bourgogne. L’affection est telle que l’on pourrait comparer l’Algérie à une maîtresse qu’il faut tout à la fois escorter par le bras tant elle est ravissante et l’amignoter pour jouir de ses ressources, comparable à que ce que véhicule Huguette Pignol dans l’outrecuidance de sa jeunesse. 

Si Huguette Pignol naît à Constantine en 1908, son état civil mentionne une identité complètement française comme le rappellent les noms que portent ses ascendants nés en France. Pourtant, de ce côté de la Méditerranée, cette généalogie métropolitaine peut sembler lointaine et ne rien signifier pour cette fillette de colons. Beaucoup de ces premiers migrants du sud de la France ont rejoint l’Algérie pour échapper à des conditions de vie modestes et sûrement sur le fil du rasoir à cause des crises agricoles, dans une ruralité qui tarde au 19ème siècle à sortir de la glaise, grouillante de nouveaux-nés qui sont autant de bouches à nourrir. Quelle aubaine alors de voir les promesses offertes par ces nouveaux territoires conquis, des terres fertiles à perte de vue et des ressources naturelles qui restent à exploiter. Cette nouvelle ascension sociale, inaccessible en France, à moins de choir comme ouvrier ou ménagère dans une grande ville, accompagne l’expansionnisme français jusqu’au fin fond du désert, soutenue en cela par la fortification des villes arabes, car les résistances sont toujours coriaces. On s’enrichit souvent et pour les plus fervents nouveaux propriétaires terriens, le sentiment d’allégresse patriotique doit écraser tout ce qui faisait l’histoire des peuples de ces contrées poussiéreuses et indigentes. Si les aïeuls d’Huguette Pignol vivaient dans la pauvreté et la promiscuité, en Algérie ce ne sera pas leur cas. Là-bas, et même si on étouffe à cause du sable, si le soleil d’été est harassant, on portera la cravate et les femmes sentiront la fleur d’oranger. C’en est bientôt fini pour les membres de la famille d’Antoine Gilbert de tremper l’écueil dans le peu de soupe qui sent le chou. En Algérie, ce ne seront pas eux les culs-terreux, se persuade-t-il.


Depuis plusieurs jours, Michel Gary arpente les routes du Quercy dans le bassin aquitain. Après être parvenu par le nord à Montesquieu, il emprunte maintenant la route de La Barguelonne pour descendre plus au sud. Sa prochaine destination est le petit village de Saint-Paul-d’Espis, niché au fin fond du Tarn-et-Garonne, où il espère, étranger à tout remord, harponner un pigeon qu’il pourra plumer, enfin, pas complètement, car il ne faudrait pas trop éveiller les soupçons sur ses activités illicites. Michel Gary, de sa véritable identité Raymond Bourdieu, est un escroc et il est plutôt doué dans ce qu’il manigance et s’il fallait en douter, son casier judiciaire vierge plaiderait pour lui, après plus de 10 ans employés à des transactions frauduleuses. Michel Gary, puisqu’il se présente à partir de cet état civil, est une espèce de financier au multiple facette fallacieuse et tant que cela peut gonfler sa bourse. Faux titres de propriétés, placements maquillés, Michel Gary ne s’attarde pas sur du petit larcin, il excelle dans de sournois rôles de banquier, de spéculateur ou de libre-échangiste. En l’occurrence, en cette période de l’année, il a endossé le rôle d’agent fiscal de l’Etat pour dénicher des volontaires voulant migrer vers l’Algérie. Muni d’une carte administrative contrefaite, il se faufile dans les mairies puis les fermes du canton pour engourdir ceux qui auraient opter pour un aller sans retour vers un territoire lointain, inconnu de la plupart des agriculteurs du Tarn-et-Garonne, afin d’acquérir des terres dont on admire la fertilité des sols et l’abondance des récoltes. D’allure plutôt avenante, assez rond sur pied, atteint d’une légère calvitie qu’une fine moustache compense, valorisant une dentition parfaite, correctement vêtu sans être extravagant, Michel Gary, au premier abord, sait emberlificoter ses proies. Pourtant, si ces pauvres hères n’étaient pas tant aveuglés par ses billevesées, à l’évidence ils auraient pu souligner cette légère grimace de la lèvre supérieure identique à un flehmen que l’on observe chez les herbivores, signe chez lui d’une grande corruption intérieure. Cela aurait-il suffit à éveiller chez eux le moindre soupçon ? Il eût fallu avant tout être fin connaisseur en filouterie pour décrypter cette contorsion de la lippe. La fin de l’été 1872 s’avère particulièrement brûlante et pénible et c’est souvent que Michel Gary s’éponge le front avec un mouchoir détrempé, l’agaçant outre mesure. « Allez ! Maintiens l’allure, bougre d’animal ! » S’emporte Michel Gary. Dans sa minuscule carriole qu’il mène au petit trot, se fichant éperdument, comme l’âne qui la tracte, des paysages qu’il traverse, il peste régulièrement face aux derniers refus qu’il vient de subir, « Je ne comprends pas, mon offre était quand même alléchante ! Une concession à 25 ha de terres, ce n’est pas rien tout de même, bande de corniauds va ! ». A vrai dire ce n’est pas le hasard qui l’a envoyé dans cette contrée isolée du sud-ouest de la France. Avant d’entreprendre ce voyage qui l’entraîne loin de Marseille, il a pris le temps nécessaire pour se renseigner sur la crise agricole qui sévit durement dans cette campagne reculée depuis quelques années. En cause ? La concurrence des blés étrangers. On explique que les « acquits-à-caution » seraient les vrais responsables de la chute des cours des céréales. On avance que des grains, stockés dans des dépôts temporaires sur le port de Marseille, devaient être réexportés. Mais les industriels obtinrent l’autorisation de moudre : les farines ne furent plus obligés de ressortir par le port d’entrée. Du coup, tout le bas-Languedoc se couvrit de minoteries et c’est alors que des abus se produisirent. Ces farines, introduites par fraude sur le marché, suffirent au besoin du pays ; elles barrèrent la route aux blés provenant des fermes du sud-ouest qui jusqu’à ce moment-là alimentaient la région par le marché de Toulouse. Et ce n’est pas le verger des Gilbert qui compensera les pertes de revenus liées à la baisse des cours des céréales. Il est temps pour Michel Gary de parvenir à Saint-Paul-d’Espis et de savourer un galopin à la terrasse d’un estaminet du village avant de se rendre à la mairie pour consulter les registres administratifs. La seule chose avalée par le voyageur, à défaut de troquet, est la poussière soulevée de la route par une légère brise et le mouchoir appliqué sur sa bouche s’avère une barrière peu contraignante, pénalisant davantage la gorge sèche de Michel Gary. Ce coup de vent momentané n’ébranle nullement l’impavidité d’un chat, unique élément feutré en mouvement, d’une placette centrale caniculaire fuie pas ses habitants. 

L’émancipation des esclaves noirs aux États-Unis : un exemple en trompe-l’œil. Part. 4

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