De son côté. A.L. Pignol, après des débuts hésitants,
maintenait son activité de négoce en spiritueux dans d’assez bonnes conditions.
Son commerce l’emmenait régulièrement sur les routes du département de
Constantine qu’il sillonnait à l’aide d’un utilitaire Citroën B14, commode dans
le cas de livraison de dernière minute. Le lien qu’il entretenait avec ses
clients, puisque la plupart cafetiers et restaurateurs, lui donnait l’occasion
de croiser des personnes d’influence, favorisant ainsi la transmission
d’informations qu’il jugeait précieuses, au point de les communiquer à son ami
Khalel Bachir dans le cas d’interventions musclées. De retour de Constantine le
03 août
- Oui,
vaguement… Tu en sais plus toi ?
- Si j’en
sais plus ! Mais pauvre diable ! Un appartement de youpin a été
saccagé par un groupe de Musulmans, ça chauffe à Constantine, il faut qu’on
agisse ! On ne peut pas rester à l’écart,
- D’accord
et tu aurais plus de détails ? Cette fois-ci Khalel Bachir était sorti
pour de bon de sa torpeur, excité à l’idée de potentiels affrontements,
- Eh bien,
on dit que tout serait parti d’une altercation entre un Juif éméché et des
Musulmans en prière qu’il aurait insultés. Ils se sont sentis blasphémés et ont
décidé de saccager son domicile le jour même, ce qui a eu pour conséquence de
faire intervenir les habitants des immeubles voisins qui ont jeté des
projectiles sur la foule en colère. Les notables sont intervenus pour calmer
tout ce petit monde mais on ne peut pas en rester là : la mèche est
allumée il faut que ça explose ! J’ai une idée à te soumettre Bachir, tu
m’écoutes attentivement ? Bien. J’ai rencontré des personnes de la mairie
de Constantine, des proches de Morinaud, au Casino Municipal, et j’ai appris
que, vu les circonstances, il serait opportun de maintenir la pression sur les
Juifs. J’ai eu la confirmation que ni les autorités administratives ni Morinaud
ne feraient intervenir les forces de l’ordre en cas de nouveaux troubles, en
tout cas pas dans les premiers instants, surtout s’ils ne leur distribuent pas
des cartouches. Il faut qu’on balance une fausse rumeur auprès de la population
musulmane comme quoi… Je ne sais pas moi… euh… que des Juifs envisageraient de
se venger… et viendraient …euh… perturber les marchés. Ca tient la route,
non ? Surtout qu’on va se faire aider par un certain El-Maadi qui a déjà
rameuté large chez les Musulmans et que d’autres colons devraient se joindre à
nous,
- Ouais…
comme ça, oui, et comment tu comptes t’y prendre ?
- Déjà, on
doit trouver des burnous qu’on enfilera pour se faire passer pour des locaux.
Tu as toujours un contact avec Aïssa ben Messaoud ? Il travaille toujours
avec toi pour les alfas ?
- Oui,
toujours, même si je le vois moins souvent à cause de l’activité qui est en
baisse. Pour les burnous, ce n’est pas un souci, j’ai les tenues dans une cabane
avec l’outillage habituel.
- Tu sais dans
quel douar crèche Messaoud ? Bachir hocha la tête. Bon. On passe à ta
cabane pour récupérer le matériel et on file chez Messaoud pour le mettre au
courant. On doit agir vite ! On part demain dès l’aube, on empruntera mon
B14 pour la route vers Constantine et je vous détaillerai mon plan sur le
trajet. » Les colons avaient souvent refusé toute forme de coexistence
pacifique avec les autres communautés. Leur volonté de maintenir une domination
totale sur les populations locales les avait poussés à voir toute autre
communauté, y compris les Juifs, comme une menace à leur position privilégiée.
Cette mentalité de siège avait renforcé leur propension à utiliser la brutalité
pour maintenir l'ordre colonial. Pour certains colons, comme A.L. Pignol, les
ratonnades représentaient une opportunité de punir une communauté qu'ils
considéraient comme ayant trahi leur statut d'indigènes en accédant à la
citoyenneté française. Les violences étaient aussi une manière de rappeler la
domination des Européens sur toutes les autres communautés, renforçant ainsi
leur propre sentiment de supériorité et leur position dans la hiérarchie
coloniale.
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| A.L. Pignol, à droite sur la photo |
Le dimanche 05 août à Constantine, plusieurs centaines de Musulmans, toujours remontés, se réunirent pour en découdre, sans doute à la suite d’une fausse rumeur propagée dans les cafés fréquentés par les indigènes, probablement par les deux complices d’A.L. Pignol, prétendument maraîchers d’un oued voisin. Dès lors, les sources divergèrent quant aux responsabilités de chacun. Dans tous les cas, des coups de feu furent tirés, soit ils blessèrent des maraîchers arabes installés sur une place du marché, soit des bandes armées du côté arabe investirent le quartier du même marché. A ce stade, il fut rapporté que des boutiques juives furent attaquées. En surnombre, les Musulmans se déchaînèrent sur les habitants et le massacre fit rage jusqu’à la fin de la matinée. A.L. Pignol, camouflé par la foule et son burnous, la tête enrubannée dans un chèche, galvanisé par ce tourbillon de férocité qui lui garantissait l’anonymat, se déchaîna à son tour entouré de ses deux acolytes. « Pas de Juifs ! Vive la France ! » Criait-il. L’outillage emporté n’était autre que des battes et leur usage fut intentionnellement belliqueux : ils tapèrent le Juif à portée de coups, ils détruisirent ses biens en brisant les vitres des boutiques et effrayèrent les populations en jetant dans la rue les femmes et les enfants sans néanmoins succomber à l’attrait d’une arme à feu et en déplorer l’usage, que d’autres, moins scrupuleux, ignorèrent. Comme une traînée de poudre, le tumulte créé s’étendit dans tout Constantine. Dès lors, d’autres colons vinrent se joindre à l’agitation chaotique et gonflèrent les rangs des manifestants, transmués en pillards. Les forces de l’ordre, dépêchées sur place trois jours plus tard, finiront par s’interposer puis disperseront les belligérants. Là encore les récits de la presse de l’époque s’opposèrent quant à leur attitude. D’un côté, et notamment dans la presse israélite, on avança une certaine passivité intentionnelle des militaires, de l’autre on invoqua un sous-effectif de la police et l’absence de cartouches pour expliquer le retard des interventions au départ des troubles. Le bilan de ces émeutes fut lourd. Le chiffre officiel des autorités se monta à 26 morts : 23 Juifs, y compris femmes et enfants, et 3 Musulmans ainsi qu’une centaine de blessés.
« Allo ? Laurette ? Oui c’est moi, Huguette, bonjour, comment
allez-vous?
- Oh ! Bonjour
Huguette. Oui, on va bien avec Yves. On profite bien du soleil et des vacances
avec le loulou. Là, on partait au café pour voir François.
-
Je ne vais pas
t’embêter longtemps Nonette, je voulais juste savoir si tu avais entendu parler
des événements de Constantine d’avant-hier ?
- Oui, j’ai parcouru un
article dans la presse à ce sujet,
- Et papa, tu l’as vu
récemment ?
-
Qu’est ce que tu veux
savoir exactement Huguette ? Tu voudrais savoir si papa a participé
aux troubles ?
-
Oui entre autres, je
voudrais surtout savoir s’il va bien ; tu sais bien que c’est difficile
pour moi d’appeler directement,
-
Á vrai dire je ne peux
pas te répondre vraiment. François l’a vu hier pour la livraison de boissons et
il m’a dit qu’il portait un bandage à la main. Il avait l’air un peu fatigué,
d’après François, mais c’est à peu près tout. Tu penses bien qu’il ne l’a pas
interrogé pour connaître la raison du bandage.
- Oui, je comprends…
Mais il devrait davantage faire attention, il a déjà 54 ans quand même !
Enfin puisque tu me dis que François l’a rencontré, ça suffit pour me rassurer.
Pourvu qu’il n’y ait pas de suite à cette histoire. On va prier pour lui. Bon,
on se voit dimanche prochain de toute façon ?
-
Oui on n’a pas oublié.
Charles sera revenu de sa mission ?
-
Logiquement oui, il me
l’a encore confirmé ce matin,
-
D’accord très bien, on
doit filer là, à dimanche !
-
Oui, à dimanche
Nonette. »
Il existerait des témoignages selon lesquels certains
responsables locaux avaient pu encourager ou tolérer les violences, soit par
conviction personnelle, soit par calcul politique à l’image du maire de
Constantine Emile Morinaud, en déplacement lors du pogrom. En effet, certains
administrateurs pouvaient voir dans ces événements une occasion de renforcer le
contrôle colonial en laissant les différentes communautés s'affronter,
affaiblissant ainsi toute forme de solidarité qui pouvait menacer l'autorité
française. Après les événements, l'administration coloniale avait montré peu
d'empressement à traduire les responsables des violences en justice. Les colons
impliqués dans les ratonnades avaient souvent échappé aux sanctions, ce qui
avait renforcé le sentiment d'impunité parmi les Européens et avait alimenté la
colère et le ressentiment des communautés juives et musulmanes. Cette
incapacité à rendre justice avait non seulement trahi les victimes, mais avait
aussi encouragé de futures violences.
Projet de couverture
https://dderrien.blogspot.com/2025/03/projet-de-couverture-du-manuscrit-la.html


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