Nombre d'experts indépendants le répètent : une croissance infinie dans un monde, physiquement et géologiquement fini, est impossible. Or nos sociétés occidentales, partisanes de la mondialisation à travers une consommation matérielle et immatérielle, toujours plus frénétique, entraînant derrière elles les continents émergents, s'emploient à explorer encore plus loin les limites de la démesure. Aucun domaine qu'il soit dans le secteur des biens (produits manufacturés, transformés, militarisés, capitalisés,...), celui des services (notamment dans le divertissement, le transport et la technologie) ou bien même dans la sphère comportementale, ne sont exempts dans leur responsabilité à se profaner devant le capitalisme. Pour illustrer cet antagonisme entre décroissance et démesure, on se contentera d'aborder dans cet article un seul domaine, celui du divertissement parce que la démesure s'enfonce partout.
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| Espace Avel vor, Plougastel-Daoulas (29) |
Combien ont été interpellés par le montant des ventes des droits artistiques de Bruce Springsteen à Sony production en 2021 ? Sans que les deux parties aient confirmé, ni infirmé, la somme dévoilée par la presse, on estime à 500 millions de dollars la cessation de ces droits. 500 millions de dollars. Sans retirer à l'artiste le talent qui est le sien, ni remettre en cause son travail, sa résonance et son héritage dans la musique-monde, ni même son ambition à amoindrir la misère sur l'humanité, est-ce qu'il existe un seul argument pour expliquer ce montant astronomique ? Son seul talent ne pourrait l'expliquer, ni même son charisme qui viendrait chambouler certaines âmes sensibles que l'on mesurerait ensuite au nombre de zéros sur le chèque. Si on retirait un zéro au chèque, son talent serait-il davantage dégradé, dévalué ? Il est à supposer que non, et même pour un américain qui se consume dans le business. A n'en pas douter, le "Boss" assure ainsi à ses proches et à ses descendants la garantie de se maintenir dans une élite, à part de l'humanité qui, elle, subjuguée devant tant de zéros, se concilierait avec le phénomène délétère de tenter d'atteindre les mêmes horizons démesurés.
En attendant, et si elle en a les moyens, cette humanité danse. Elle danse par millions à travers une planète bétonnée et polluée, sur des champs de batailles et dans des champs squattés. Elle danse de façon exponentielle, à travers une multitude de styles musicaux, à travers une offre plétorique de concerts gigantesques, de festivals de musique toujours plus consommateurs d'événements à la hauteur de leur réputation, une hauteur qui doit, d'une décennie sur l'autre, toujours être surélevée afin de maintenir un écosystème économique viable. Pour y parvenir, il faut dévorer toujours plus d'espace, toujours plus d'énergie et de moyens à l'expansion, toujours être compétitif et lorgner sur la concurrence régionale. Combien de zéros faut-il sur le chèque pour attirer un artiste ou un groupe de renom ? Peu importe, on décortiquera les comptes demain avec l'expert-comptable. Ce qui compte c'est de divertir davantage le fan et la groupie, pour que tous les deux se trémoussent et en aient pour leur argent, l'objectif étant d'accaparer toujours plus de fans et de groupies pour équilibrer les finances. On ne bat pas que la mesure, on bat avant tout des records de fréquentation, de vocalises, d'éclairage et d'effets spéciaux.
Depuis les années 60 et l'apparition des concerts de masse, le phénomène pour le moins maîtrisé dans sa proportion (un rassemblement comme Woodstock fait exception puisque devenu historique), si au début attirait une jeunesse désireuse de se débarrasser du carcan conservateur et réactionnaire de leurs aieuls, d'une société de l'ennui perpétuel dans le travail et le repos dominical, pour le moins se mobilisant contre la guerre du Vietnam, 1/2 siècle plus tard, ce n'est plus le cas. On ne danse plus pour s'opposer par réaction, on ne danse encore moins par tradition, pour un rituel en lien avec les saisons et les greniers bien grenés, dans une communauté restreinte soulageant les corps dans une euphorie commune qui ajournait l'épuisement. On danse au 21ème siècle, de façon démesurée, pour consommer du spectacle et pour soulager des frustrations que des stars égocentrées soulagent en exhibant leur lumière extra, leurs tenues stylées et leurs magnifiques cylindrées, entourées de femmes toujours plus fantasmées, wesh !
Dans les années 80, les artistes mondiaux réussissaient à faire danser les foules dans le but de les mobiliser contre la famine en Ethiopie (Liv aid) et contre la pauvreté en France, à l'exemple du concert des "Enfoirés" conçu par Coluche en 1985. En 2025, combien d'artistes mondiaux se sont réunis pour organiser des concerts contre les terrorismes d'Etat et l'excès d'usage de la force et de la répression (Iran, Russie, Afghanistan, Biélorussie,...) ? Contre le fascisme qui défile dans les rues et les dictateurs qui se congratulent avec outrance ? Combien d'artistes ont fait danser en soutien aux populations de Gaza ? Du Soudan ? De Dniepr ? Les revendications s'affichent maintenant à l'Eurovision.
Pour démocratiser la société du spectacle, les années 90 marquent un tournant. En France, chaque village bâtissait sa salle des fêtes, où l'on assistait au concert de Miossec, à ses débuts, lors d'une beuverie à Plouénan (29). Les bals musettes, avec le vieillissement des populations, y ont trouvé un refuge démultiplicateur pour satisfaire ces septuagénaires en recherche d'un souffle éternel. En Bretagne, le nombre de festoù noz organisés par le club de football local ou les Partis politiques en quête de célébrité était croissant. Les danses bretonnes étaient à l'honneur et s'étalaient devant des touristes médusés de découvrir un tel patrimoine. Dans ces instants, persistait pourtant une chaleur humaine qui transpirait sous les chemises, une convivialité de groupes restreints qui se transmettait de visage en visage. On avait la possibilité de serrer la main d'une inconnue sans qu'elle ait à se soucier d'alibis crapuleux. Et puis d'autres venaient danser puisqu'en parfaite vibration avec leur identité bretonne. Néanmoins, on s'aperçoit aujourd'hui qu'une salle des fêtes (plutôt multifonctionnelle) peut s'avèrer être un équipement démesuré pour des petites communes quand leur amortissement comptable doit supporter le désintérêt des lieux, en inadéquation avec les offres culturelles, hormis pour le loto annuel. Même Miossec ne vient plus à Plouénan.
Au début du second millénaire, pour les communes les mieux loties pour l'investissement comme à Plougastel-Daoulas, la municipalité construisit, il y a 20 ans, non pas une salle des fêtes mais une salle de spectacle, l'Avel vor. Ce bâtiment, où se produisent d'innombrables divertisseurs, parce qu'il faut bien compenser les charges, prévoir l'entretien, sans oublier les obligations patronales de l'employeur, est vorace en espace, en matériaux et est particulièrement énergivore. L'intérêt général en a-t-il tiré un bénéfice vertueux ? A moins de débourser plusieurs dizaines d'euros, il faut croire que non. Eu égard à la taille de la commune (13 000 hab.), il aurait été plus avisé de réduire la superficie d'un tel édifice, mais la démesure est une marque de fabrique chez les personnes atteintes de mégalomanie*.
Quant à moi, adepte de la décroissance, je mesure à quel point le chemin à parcourir pour s'extirper d'un service culturel capitaliste (à 6 euro d'abonnement par mois. J'ai réussi à bloquer la publicité grâce à uBlock) comprend quelques assouplissements, quelques dérogations que j'admets contradictoires mais admissibles en soupesant les contreparties de préservation de l'environnement sur une parcelle de 5000 m2 et de mon action dans le rôle de captage de CO2 sur une autre parcelle de 4000 m2. Enfin, pour la danse, c'est réglé depuis que mes genoux sont en vrac. Les loups iront danser ailleurs.
*Hebergée à l'Avel vor, l'association socio-culturelle de la commune peine à trouver des locaux adaptés à leur activité, la mairie ne répondant pas favorablement à leur attente depuis plusieurs années. C'est ce que l'on appelle la politique du "deux poids deux mesures".


Beaucoup de "croissance", aucun ou peu de "ruissellement" ! Michel
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