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La vie file, ne s'accroche à rien et surtout pas à l'avenir

dimanche 31 août 2025

Avis d'un premier lecteur de "la petite Algérienne"

"Salut David. Je suis en train de finir "la petite Algérienne". Vraiment plaisant, tant dans le déroulé non chronologique que dans l'ambiance et les personnages, bon boulot". 

G. Thomas. 28 août 2025



dimanche 24 août 2025

Les naufragés de Kermi - Prologue

 

Creac'h al léo. 1975


Creac’h al Léo, ou « Krec’h al leoù» en breton, signifie la « colline aux veaux ». Quel nom de lieu parfaitement prédestiné pour enkyster les immeubles de la cité aux « Habitations à loyer modéré » à Saint-Pol-de-Léon ! Qui mieux que des individus d’origine modeste, composés de « cassos », bien peu futés, voire légèrement querelleurs, peut-être même dégénérés, pour s’enfermer dans ces logements ? Lesquels, par comparaison bestiale, ressemblaient à ceux assignés aux veaux coincés dans leurs étroits corridors.

Les premiers occupants, dont mes parents, dès le début des années 70, ne firent pas cas des discriminations sociales qu’ils subissaient auprès d’une certaine caste saint-politaine, peut-être soulagée de voir exclu des contours de la ville des indésirables mais dont leur disponibilité à la manutention, tout aussi sûrement que leur peu d’éducation politique ou syndicale, favorisait l’accroissement d’une productivité calibrée principalement par les tenants de l’agriculture légumière et de ses subalternes. Pourtant, et contrairement à leurs ascendants, dès les premières origines, se cramponnant au quartier d’ouvriers de la commune « Creac’h Mikael », « la colline de Saint-Michel »*, exploités dans des dépôts de légumes, dont ce livre retrace leur vécu, ce déménagement s’accompagna pour eux d’une élévation en lien avec le mécanisme républicain tant vanté de l’ascenseur social. Puisqu’ils brisaient définitivement, d’une part, leur obligation vis-à-vis des paysans et des négociants qu’ils exécraient, et d’autre part, leurs conditions de vie exiguës, ils rallièrent, en les généralisant, les effectifs d’ouvriers du bâtiment. Ce bond professionnel eut-il cependant, suffisamment d’allant pour la génération suivante, c’est-à-dire la mienne et celle de mes frères ? A priori on a encore nécessité dans le Léon à abuser de la main-d’œuvre dans les dépôts de légumes ou les serres à tomates, souvent à leur corps défendant.

Cette population s’engouffra avec enthousiasme dans ces logements flambants neufs, dotés d’un chauffage central, d’électricité distribuée à profusion dans de multiples grille-pains, d’un WC privé, d’une eau chaude pour la douche acheminée par de la tuyauterie, et des chambres pour chacun des membres de la famille en devenir (des aménagements de ce type, que l’on abordera au cours de cette chronique, devaient leur être octroyés à « Kermi »). On accédait enfin au confort domestique et aux prises électriques. On équipa même le palier d’un vide-ordures, objet peu subtil mais non moins emblématique des prémices de notre société de surconsommation même accessible pour les bas salaires.

Toutefois, le discrédit rodait non pas aux abords des récentes barres ouvrières, trop éloignées, mais davantage autour de l’école publique baptisée « Pierre et Marie Curie », agrippée au centre-ville (suivait le collège public « Jacques Prévert » construit à proximité). Ils n’oubliaient certainement pas la plaie originelle, celle de grouiller à « Kermi », eux, ces « ploucs » qui injuriaient ses habitants par du « cassos ». Les cibles de leur abomination ne furent pas des adultes, mais bien leurs enfants, des petits galapiats bien plus suspects que des quasi-illettrés de Kermi, plus aptes à bouleverser les équilibres sociaux et locaux si l’instruction française leur ajoutait, et j’insiste sur cet aspect, un bienfait quelconque par le biais de longues études, la connaissance à travers l’art, la lecture et la culture, enrobés dans de l’Éducation populaire, auxquelles nous ne serions jamais initiées, ni à Creac’h al Léo ni antérieurement à Creac’h Mikael ; combien de ma génération, et de celle qui suivit, intégrèrent un cursus universitaire complet ? Souvent notre ascenseur social se fracassait contre un plafond de verre, à moins qu’il ne tombât en panne, bloqué dans les étages inférieurs. Et s’il fallait douter des intentions de départ des aménageurs à parquer ces jeunes dans des activités plutôt primaires, le premier équipement mit à leur disposition fut l’aménagement d’un terrain foot, plus tard, d’un semblant de terrain de pétanques et bien plus tard encore d’un local « pour jeunes » et pour les animations du quartier, auxquelles je ne participais guère. Plus sûrement, ils pressentaient dans une vision effroyable, telle que probablement décrite par le missionnaire Le Nobletz, que notre insuffisance nuirait aux destins remarquables de leurs héritiers. Ils décidèrent donc de ne pas scolariser leurs chérubins dans l’école publique, au risque de côtoyer d’infréquentables cancrelats de Creac’h al Léo, dont je fis partie. Cependant, au fur et à mesure des besoins en logements, d’autres enfants issus des lotissements périphériques à l’école des Curies, comme Keloù mad ou Ty dour, furent confiés au bon enseignement des institutrices et instituteurs de l’école. Je n’ai pas souvenir de désistements ou de renoncements de la part des parents habitant ces lotissements parce que leurs enfants fréquentaient le même établissement que ceux et celles de Creac’h al Léo.

Je n’aimais pas demeurer dans cette cité, ennuyeuse, hideuse et vérolée de cinq blocs d’une vingtaine de bâtiments de quatre niveaux, enclavée par des bataillons d’artichauts, interminablement relevés par un contingent de choux-fleurs, à moins que ce fut l’inverse. Nos aînés de Kermi avaient voulu rompre avec le carcan paysan, nous étions encerclés par sa raison de vivre. Dès que je fus en âge, je quittais, pour de longues semaines à l’internat, la cité honnie, ma chambre asthmatique, les lés, laids, dégueulant des grossières fleurs rouges, énormes, limites monstrueuses, convoitant à m’engloutir. Je fuyais aussi, sûrement, les coulées des excréments qui dévalaient dans la tuyauterie, des éclats de voix échappés de conversations intimes et les cavalcades incessantes des enfants du dessus. J’avais 16 ans et j’avais l’âge des malaises intrusifs. Puisque ce n’était pas existentiel ni un désamour pour mes parents, je ne me rebellais point, je fuyais plus certainement. Les livres n’y suffisant plus, je fuyais au loin, dans d’autres décors champêtres plus minaudés. À force, ce lieu me rappelait avec insistance, et insidieusement, notre marqueur social. En ai-je souffert ? Non, j’étais surtout outré, révolté par les postures dédaigneuses. Sans avoir de certitudes définitives sur leur choix, c’était peut-être cette volonté ardente, cette fuite en avant qui motiva inconsciemment les habitants de Kermi à louer les appartements de Creac’h al Léo : ne plus subir les affres de leur classe sociale.

J’ai fui longtemps ce gros oeuvre sans architecture, des champs sans changement et la ville saumâtre jusqu’à mon retour à la Maison prébendale, haut lieu saint-politain dédié à l’art. Je me dois, afin de corroborer mon expérience sur la « discrimination sociale », de relater un de ses épisodes, avant de revenir en conclusion au quartier de Kermi. Printemps 2006. Je suis invité, en tant que gérant de l’entreprise Edica Breizh, à l’inauguration de l’exposition du Maître-pastelliste, Erril Laugier*, à la Maison prébendale. Avec Erril Laugier, nous avions fait connaissance quelques mois plus tôt dans le cadre de l’édition d’un livre d’art regroupant une vingtaine d’artistes peintres bretons dont il faisait partie. Ce fut l’occasion pour moi de lui remettre des exemplaires du livre et de profiter de sa magnifique exposition. Au cours du pot de réception, j’échangeais quelques paroles anodines en compagnie d’Erril Laugier, sa femme et une personne des services sociaux de la commune que j’avais rencontrée quelques années auparavant. Vint se joindre à notre petit cercle prestigieux, l’adjointe à la culture de la commune, ravie d’être initiée à nos papotages et flattée d’être accueillie par des sourires, dont le mien. Mais le mien masquait tout autre chose que de la politesse à usage social, il optait pour une autre signification, une autre saveur. Je languissais dans une certaine alacrité, convoitant ce moment précis des présentations dirigées par la personne des services sociaux à l’attention de l’adjointe à ce maire d’une droite réactionnaire qu’incarnait Adrien Kervella. « Et je vous présente David, un ami d’Erill, et figurez-vous que David est originaire de Saint-Pol-de-Léon. » Je ressens encore cette réjouissance à l’instant même où elle me posa sa question tant convoitée par moi-même : « Oh ! Un ami d’Erril ! Et d’où êtes-vous originaire à Saint-Pol, alors ? » (De quelle grande famille cultivée). Je mis quelques secondes à lui accorder ma réponse, prospérant sur cet instant : «  De Creac’h al Léo ». Et là, sans trop de surprises, je vis son visage se liquéfier intégralement, sa bouche se dissoudre, ses pensées se perdre dans la déconvenue que son silence approuvait. Je n’étais certainement pas un proche de l’artiste mais c’était encore impossible que je le fus : comment un gueux de Creac’h al Léo pouvait-il être l’ami d’un pastelliste de renom ? Pour son rang issu de la petite bourgeoisie, c’était invraisemblable, un choc culturel ! Quelle insulte pour sa moralité. De mon côté, je laissai macérer quelque temps ma satisfaction silencieuse.

Le quartier de Creac'h Mikaël en haut à droite. 1975

Si des individus relièrent Creac’h al Léo à Kermi, un autre point commun les unirent par l’intermédiaire d’un héritage fâcheux et d’une chronique sociale nécrosée. En effet, dès la livraison des Habitations « à bon marché » en 1924, dans un quartier ouvrier, premier de ce genre dans ces communes rurales du Léon, la ségrégation sociale s'abattit sur les habitants de Kermi. Elle se transmit continuellement d'une génération à l'autre, au point où dans les années 60, les attributions initiales, odieuses, se virent adjointes les quolibets de "voyous" ou de "bandits" pour caricaturer la jeunesse qui exhalait dans la "Plaine" et dans laquelle crapahuta mon père, Marc-Jean Derrien. Les conditions de vie spartiates, parfois jusqu'à dix occupants pour un minuscule 20 m2 de deux pièces, détériorant évidemment le plein épanouissement des enfants, réduits à subir parfois une indigence presque extrême, au point de se contenter de repas invariablement garnis de pommes de terre, octroyaient à leurs pourfendeurs des alibis inébranlables. 

Certes, la consommation excessive d'alcool chez nombre d'entre eux ne venait pas soulager la mauvaise réputation qui sniffait entre la rangée de maisons du "bas" et de celle du "haut". Cependant, sans exonérer ces invétérés buveurs de vin, l'alcool était omniprésent, une habitude sociale, un quotidien vicieux, une obligation même, sur le lieu de travail pour les ouvriers emballeurs, au dépôt de légumes, près de la gare, par un verre tendu, soit par le producteur soit par l'expéditeur. Des consommations qui languissaient sur injonction du patron dans « le bistrot d'à côté », chez Suzette Riou, pour tous ces saisonniers disposés à se détendre lors de pauses écimées tout au long d'une journée éprouvante de 12 heures de manutention et de conditionnement. Et l’on verra qu’au cours de certaines crises agricoles, ils ne se contentèrent pas de charger des cageots dans les wagons.

A double titre, les habitants de Creac'h Mikaël pouvaient être baptisés comme naufragés. D’abord, il fallait examiner ce pli géographique, un promontoire isolé, perdu, environné par un dédale de champs, seulement barrés par des talus avachis, de choux fleurs ou d'artichauts indéfiniment alignés à perte de vue, qu'aucun ancien soulèvement tellurique n'obligeait à araser le relief, perturbé de-ci de-là par quelques corps de ferme et, dans le lointain, par les flèches mornes de Plouénan et de Sibiril. Etonnant tout de même d'exposer au regard du visiteur l'infortune que l'on ne voulait pas pour soi, qu'on n’aurait pu supporter. Et puis des naufragés, car des hommes et des femmes sombrèrent dans le désastre et l’abîme, comme mon grand-père, René Derrien.

Les récits collectés de Kermi ne m’ont pas tout révélé. Au contraire même. Néanmoins, au-dedans de destins oubliés, il semblerait qu'une fine poésie ait pu germer, à surprendre la tourterelle de Georges Carnec suspendue à son épaule. C'est aussi cela que je dévoile dans ce livre. Déjà des noms me sont familiers : Goasdu (mon arrière-grand-mère), Le Joly, Cueff ou bien Le Bris. Donc "Avisse à la population !" Comme annonçait le crieur de rue, Alexis Kerbiriou, quand il s'agissait de propager la nouvelle municipale. Dans cette chronique saint-politaine, je suis à l'affût du colporteur pour qu’il clame leur brasier de misère et leur fétu de joie.

David Derrien (16 ans de vie cumulés dans la cité)

 * Erril Laugier (1952-2014)

 * On sait qu'il y avait une chapelle dite de Saint-Michel à cet endroit, l'archange étant toujours honoré sur le point culminant d'une région. Elle avait été bâtie par les seigneurs de Penhoët au XVIIème siècle. Un calvaire édifié en 1926 rappelle seul cette situation culminante. La colline pourrait bien réserver des surprises en cas de fouilles approfondies. Il suffit de relire la description qu'en fait le moine Wormonoc, au IXème siècle, dans la vie de Pol Aurélien. La butte a-t-elle abrité le « castellum » romain ? S'est-on interrogé sur les noms tout proches comme celui de Pen-ar-C’hloz, qui n'est pas sans rappeler une clôture ou fortification primitive ? Cet emplacement, avant la construction du quartier, servait de dépotoir. (Source : Le Télégramme)

lundi 11 août 2025

Les naufragés de Kermi. Extrait. Ifig Droch

 

Au cours de la nuit du mercredi 20 et jeudi 21 juin 1962. Quelque part dans le Léon

 

Déversement d'artichauts. Rue centrale de Saint-Pol-de-Léon. Juin 1962

Le vélo d’Ifig Droch, déboulant à vive allure sur un sentier accidenté par le passage entêté des tracteurs, éclata l’obscurité par l’éclairage du phare qui sautillait à cause des excavations que la pluie avait creusé par endroit, lequel éclairage agressait la nuit au moindre écart de trajet. Le faisceau divaguait sans cesse et donnait l’impression de vouloir échapper à ces conditions d’usage inhabituel, douloureux pour le cycliste, presque avachi sur sa monture, tant ses bras le tiraillaient. La hanche droite le faisait particulièrement souffrir. « J’aurai bien mérité mes billets », se répétait-il pour se donner de l’allant. Parce qu’il était en retard sur l’heure fixée, on ne savait trop qui du vélo ou d’Ifig Droch était le plus tapageur, à entendre l’un grincer sur les pignons et l’autre ahaner dans de long souffle ininterrompu. Pour l’avoir pourtant emprunté  régulièrement, Ifig Droch avait estimé qu’il ne lui aurait pas fallu plus de 20’ pour rallier le point de rendez-vous où il avait à rejoindre un administrateur incontournable de la Sica, un confrère à Alexis Gourvennec, absent, lui, de Bretagne du fait d’un déplacement à Paris. En tous les cas, la virée ne fut pas des plus discrètes, alors que cela paraissait impératif en raison du caractère confidentiel de la rencontre. Le lieu, particulièrement excentré des principales voies de circulation, n’avait pas été choisi au hasard puisque quelques cyprès touffus, disloqués en épis par les rafales de vent, formaient une allée trapue, à peine plus étendue que la longueur d’une voiture, un vestige dont on ignorait l’origine et le but, à moins de couvrir d’ombre partielle les corps outragés d’anciens cultivateurs au repos. Ce n’était pas tant l’éloignement que l’état du sentier qui retarda l’ouvrier emballeur. Ce fut d’ailleurs ce qu’il prétendit à son interlocuteur, dès sa fin de course sous les cyprès. L’administrateur de la Sica avait au préalable repéré le visiteur du soir grâce au léger halo du phare tressautant car deux clignements fugaces des feux de sa voiture vinrent signaler sa présence. Le conducteur sortit mais resta cloîtré dans le noir, à l’arrière de la portière. «  Vous êtes en retard. Je finissais par croire que vous aviez renoncé à venir. » Ifig Droch n’eut pas le droit à un mais à deux reproches dévoilant, sans le moindre doute, l’état d’agacement de l’administrateur.

- Je voudrais vous y voir, tiens ! Pédaler en pleine nuit sur un chemin défoncé, c’est pas commode, parvint à rétorquer Ifig Droch, entre deux prises profondes de respiration,

- On ne peut pas dire que la discrétion soit votre fort. On aurait pu vous entendre à des kilomètres à la ronde, fit-il remarquer, consterné. Et puis, est-ce que vous pourriez éteindre votre phare ? On croirait celui de l’île de Batz ! Vous m’aveuglez avec ! Est-ce que je dois vous rappeler que si l’on venait à savoir que je vous ai approché, nous serions disqualifiés auprès même du gouvernement. Les enjeux sont d’importance cruciale pour notre région ! En avez-vous seulement conscience ? Ifig Droch s’empressa de s’exécuter avant de reprendre la parole,

-  Ah ça ! Pour sûr que j’en ai conscience ! A voir le bordel que vous avez foutu mardi* dernier dans les rues de Saint-Pol ! Nom d’une pipe ! Y avait une sacrée quantité d’artichauts de déversée ! On peut dire que l’on s’ennuie pas avec à vous. Ça que non ! D’ordinaire l’ambiance de la ville est plutôt austère mais là… Avec tous ces flics en plus dans les parages, on a de quoi prendre conscience que vous plaisantez pas ! Vous m’direz que c’est pas une première, mais là c’est le pompon. Et avec ce qui s’est passé aujourd’hui, vous vous êtes pas faits que des copains parmi les emballeurs, ça râle sec après vous ! Croyez-moi.»» Alors que les négociations de la Sica avec le ministère de l’agriculture à propos de l’organisation des marchés patinaient et l’application longtemps exigée des mesures des aides du FORMA (Fonds d’orientation et de régulation des marchés agricoles) tardait dans on ne sait quelle prise de décisions, la météo trop clémente du printemps occasionna une surproduction d’artichauts notamment le lundi 18 juin. Ce surplus de tonnage satura les marchés, risquant l’effondrement inexorable et incessant des prix pourtant fixés à un plancher par la seule décision de la Sica, et qui fragilisait la réforme ardemment soutenue par ses adhérents. La grève d’EDF, qui perturbait le bon fonctionnement du marché au cadran, ajoutait à l’incertitude, sachant que de leur côté les cheminots prévoyaient un mouvement de débrayage et si tel était le cas, les départs aléatoires de wagons à partir de la gare de Saint-Pol-de-Léon accentuaient la pression sur les expéditeurs, dont certains indépendants, comme Job Moal de Plouenan, qui n’avaient pas signé la convention du 22 novembre 1961, un accord entre négociants et la Sica. A n’en pas douter, se sentant déjà acculé au changement par la contrainte exercée par les Sica, il serait désireux de voir embarquer sa marchandise en priorité. « Bon, venons-en au fait. Avez-vous des renseignements à me transmettre pour demain ? Questionna en s’impatientant l’administrateur,

- Oui… En effet, je pense que j’ai des infos qui pourraient vous intéresser… Mais, avant toute chose, j’aimerais voir la couleur de ma… Gratification…. » L’administrateur sortit nerveusement de la poche de son long manteau une enveloppe bondée par les billets de banque, puis la tendit vers Ifig Droch qui la décacheta sans attendre pour lorgner son contenu. Après avoir allumé une petite lampe de poche, il examina avec avidité la récompense de sa délation. A ausculter son faciès, on aurait pu entre apercevoir la grimace qui le lacérait fréquemment, quoique celle-ci, contrairement aux autres, avait une marque bien plus profonde, bien plus intime, bien plus savoureuse, étirant la commissure droite de la bouche vers le haut. « Bon, il ne manque rien. Que voulez-vous savoir exactement ? Le ton emprunté par Ifig Droch confinait au ridicule en comparaison aux manières habituelles du rustaud. Prenant une longue respiration pour se ressaisir, l’administrateur pesta,

- Éteignez votre torche, bon sang !

- Pas de panique. C’est bon, voilà…,

- Est-ce qu’il est prévu demain une expédition au départ de la gare de Saint-Pol ? Parvint-il à dire en soupirant, partiellement exaspéré,

- Oui, d’après ma source,

- D’accord… Est-ce que vous pouvez me donner davantage de détails ?

- Bien-sûr ! Job Moal avec ses gars, ils ont prévu de charger demain vers midi,

- Très bien… Est-ce que votre source est fiable ?

- Bien entendu ! C’est Jean Toux de Kermi et qui travaille à la gare comme emballeur,

- Je n’avais pas forcément besoin de connaître son identité… Je vous demandais juste si on pouvait se fier à lui,

- Bah ! Jean Toux ! Rien à craindre. J’ai juste réussi à lui soutirer quelques bricoles sans qu’il s’en rende compte, pas d’inquiétude à avoir.

- Dites-moi, toute autre chose… J’avais une dernière question… Qu’est ce qui vous motive à agir de la sorte ? L’argent ne suffit pas à tout expliquer. Si ? Ifig Droch fixa intensément l’obscurité, histoire d’invoquer tous ses souvenirs,

- Eh bien, il y a quelques années, j’ai chuté d’un wagon lors du chargement de choux fleurs, des moyens, vous savez, ceux que l’on met par 18 têtes dans les cageots. Il fallait se presser comme toujours. Ce jour-là, il pleuvait des cornes, j’vous dis pas. J’ai glissé et chuis tombé sur une rail, direct sur la hanche. Résultat : plusieurs semaines sans bosser. Quand j’suis revenu le contremaître de l’époque, René Saillour, un connard de première, m’a remis au rangement des palettes dans les wagons alors qu’il me fallait un poste moins physique. Forcément, comme ça traînait avec ma hanche douloureuse, il était tout le temps sur mon dos à gueuler comme un putois. J’ai fini par aller voir Jobic Sévère. Il m’a  répondu que si je n’étais pas satisfait, j’pouvais aller voir ailleurs. J’l’ai pris au mot. Me voilà aujourd’hui devant vous. De toute manière, j’pouvais déjà plus saquer tous ces expéditeurs qui se font du pognon sur notre misère. Et moi, au fait, j’peux savoir ce que vous avez prévu pour demain ?

- Ça, ça ne vous concerne en rien,

- Ouais… J’parie qui va y avoir du reuz encore. Ifig Droch se sentait ragaillardi depuis que l’enveloppe s’était calée dans la poche de son pantalon, comme si cette boursouflure lui octroyait une certaine virilité qui se débinait depuis longtemps. Mais c’est vous qu’avez raison. Après tout, vaut mieux pas que chois au courant. Certains d’entre vous, ont la réputation d’avoir la main lourde, hein ! Et avec les menaces de mort pour certains Soco, on est à la limite des méthodes de barbouzes. Oh… Chui pas en train d’insinuer que vous y êtes pour quelque chose. Attention ! On peut pas tout contrôler, n’est-ce pas ? Et puis je serai muet comme une tombe ! Comptez sur moi. J’veux pas d’ennuis, moi. Et qui pourrait croire d’ailleurs que l’on s’est vu ? Hein ?  Allez ! Je file. J’ai un bout encore à faire avant d’aller me pieuter. Et vous savez ce que c’est ? Demain je dois être à 8 h. au dépôt de Jobic Sévère. Y’a toujours des indépendants qui viennent livrer. Allez ! Ça a été plaisant de faire des affaires avec vous ! A une autre fois, qui c’est ?» L’administrateur, sans attendre son reste, partiellement irrité par la diatribe d’Ifig Droch, s’engouffra dans la voiture, démarra diligemment puis attendit de s’être éloigné des haies de cyprès de quelques dizaines de mètres pour allumer les phares. Il fallait maintenant téléphoner à qui de droit, à la condition qu’il n’y ait pas eu de sabotage des poteaux téléphoniques, pour mobiliser les troupes, en prévision d’une intervention musclée à la gare.

Le lundi 18, dans la soirée, Alexis Gourvennec avait convoqué les producteurs pro Sica pour une Assemblée générale aux Halles de Saint-Pol-de-Léon. Il proclama devant plus de 2000 agriculteurs : « Votre détermination constituera le départ d’une flambée de manifestations qui prendront la forme et la durée qu’il faudra. Pour une dernière fois, nous jouerons notre carte jusqu’au bout. Il n’y aura pas de trêves ni de tables rondes, nos problèmes sont connus. Nous irons s’il le faut jusqu’à la dernière extrémité pour que satisfaction nous soit donnée, bien que le procédé nous répugne. »

*Le mardi 19 juin, 50 tonnes d’artichauts demeureront invendues. Les dirigeants de la Sica décidèrent de passer à l’action. À leur appel, tous les tracteurs remplis d’artichauts descendirent sur deux colonnes de la place du marché au cadran, Place de l’Evêché, et se dirigèrent vers la gare de Saint-Pol-de-Léon. Lorsque les premiers furent arrivés à destination, la double colonne s’immobilisa et les remorques furent déchargées en pleine rue. Après le départ des véhicules, apparut une voie complètement obstruée par des artichauts sur tout l’axe centrale. La même action de déchargement fut pratiquée à Plouescat, Cléder et Taulé. Les rues furent dégagées dans la soirée par les employés des services publics. La journée se termina sans incident grave, mise à part une vive altercation entre le directeur du groupement des indépendants, Jean Yves Guivarc’h et des adhérents de la Sica.


L’émancipation des esclaves noirs aux États-Unis : un exemple en trompe-l’œil. Part. 4

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