Au cours de la nuit du mercredi 20 et jeudi 21 juin 1962. Quelque part dans le Léon
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| Déversement d'artichauts. Rue centrale de Saint-Pol-de-Léon. Juin 1962 |
Le vélo d’Ifig Droch, déboulant à
vive allure sur un sentier accidenté par le passage entêté des tracteurs,
éclata l’obscurité par l’éclairage du phare qui sautillait à cause des
excavations que la pluie avait creusé par endroit, lequel éclairage agressait
la nuit au moindre écart de trajet. Le faisceau divaguait sans cesse et donnait
l’impression de vouloir échapper à ces conditions d’usage inhabituel,
douloureux pour le cycliste, presque avachi sur sa monture, tant ses bras le
tiraillaient. La hanche droite le faisait particulièrement souffrir.
« J’aurai bien mérité mes billets », se répétait-il pour se donner de
l’allant. Parce qu’il était en retard sur l’heure fixée, on ne savait trop qui
du vélo ou d’Ifig Droch était le plus tapageur, à entendre l’un grincer sur les
pignons et l’autre ahaner dans de long souffle ininterrompu. Pour l’avoir pourtant
emprunté régulièrement, Ifig Droch avait
estimé qu’il ne lui aurait pas fallu plus de
- Je voudrais vous y voir, tiens ! Pédaler en pleine nuit sur un chemin défoncé, c’est pas commode, parvint à rétorquer Ifig Droch, entre deux prises profondes de respiration,
- On ne peut pas dire que la discrétion soit votre fort. On aurait pu vous entendre à des kilomètres à la ronde, fit-il remarquer, consterné. Et puis, est-ce que vous pourriez éteindre votre phare ? On croirait celui de l’île de Batz ! Vous m’aveuglez avec ! Est-ce que je dois vous rappeler que si l’on venait à savoir que je vous ai approché, nous serions disqualifiés auprès même du gouvernement. Les enjeux sont d’importance cruciale pour notre région ! En avez-vous seulement conscience ? Ifig Droch s’empressa de s’exécuter avant de reprendre la parole,
- Ah ça ! Pour sûr que j’en ai conscience ! A voir le bordel que vous avez foutu mardi* dernier dans les rues de Saint-Pol ! Nom d’une pipe ! Y avait une sacrée quantité d’artichauts de déversée ! On peut dire que l’on s’ennuie pas avec à vous. Ça que non ! D’ordinaire l’ambiance de la ville est plutôt austère mais là… Avec tous ces flics en plus dans les parages, on a de quoi prendre conscience que vous plaisantez pas ! Vous m’direz que c’est pas une première, mais là c’est le pompon. Et avec ce qui s’est passé aujourd’hui, vous vous êtes pas faits que des copains parmi les emballeurs, ça râle sec après vous ! Croyez-moi.»» Alors que les négociations de la Sica avec le ministère de l’agriculture à propos de l’organisation des marchés patinaient et l’application longtemps exigée des mesures des aides du FORMA (Fonds d’orientation et de régulation des marchés agricoles) tardait dans on ne sait quelle prise de décisions, la météo trop clémente du printemps occasionna une surproduction d’artichauts notamment le lundi 18 juin. Ce surplus de tonnage satura les marchés, risquant l’effondrement inexorable et incessant des prix pourtant fixés à un plancher par la seule décision de la Sica, et qui fragilisait la réforme ardemment soutenue par ses adhérents. La grève d’EDF, qui perturbait le bon fonctionnement du marché au cadran, ajoutait à l’incertitude, sachant que de leur côté les cheminots prévoyaient un mouvement de débrayage et si tel était le cas, les départs aléatoires de wagons à partir de la gare de Saint-Pol-de-Léon accentuaient la pression sur les expéditeurs, dont certains indépendants, comme Job Moal de Plouenan, qui n’avaient pas signé la convention du 22 novembre 1961, un accord entre négociants et la Sica. A n’en pas douter, se sentant déjà acculé au changement par la contrainte exercée par les Sica, il serait désireux de voir embarquer sa marchandise en priorité. « Bon, venons-en au fait. Avez-vous des renseignements à me transmettre pour demain ? Questionna en s’impatientant l’administrateur,
- Oui… En effet, je pense que j’ai des infos qui pourraient vous intéresser… Mais, avant toute chose, j’aimerais voir la couleur de ma… Gratification…. » L’administrateur sortit nerveusement de la poche de son long manteau une enveloppe bondée par les billets de banque, puis la tendit vers Ifig Droch qui la décacheta sans attendre pour lorgner son contenu. Après avoir allumé une petite lampe de poche, il examina avec avidité la récompense de sa délation. A ausculter son faciès, on aurait pu entre apercevoir la grimace qui le lacérait fréquemment, quoique celle-ci, contrairement aux autres, avait une marque bien plus profonde, bien plus intime, bien plus savoureuse, étirant la commissure droite de la bouche vers le haut. « Bon, il ne manque rien. Que voulez-vous savoir exactement ? Le ton emprunté par Ifig Droch confinait au ridicule en comparaison aux manières habituelles du rustaud. Prenant une longue respiration pour se ressaisir, l’administrateur pesta,
- Éteignez votre torche, bon sang !
- Pas de panique. C’est bon, voilà…,
- Est-ce qu’il est prévu demain une expédition au départ de la gare de Saint-Pol ? Parvint-il à dire en soupirant, partiellement exaspéré,
- Oui, d’après ma source,
- D’accord… Est-ce que vous pouvez me donner davantage de détails ?
- Bien-sûr ! Job Moal avec ses gars, ils ont prévu de charger demain vers midi,
- Très bien… Est-ce que votre source est fiable ?
- Bien entendu ! C’est Jean Toux de Kermi et qui travaille à la gare comme emballeur,
- Je n’avais pas forcément besoin de connaître son identité… Je vous demandais juste si on pouvait se fier à lui,
- Bah ! Jean Toux ! Rien à craindre. J’ai juste réussi à lui soutirer quelques bricoles sans qu’il s’en rende compte, pas d’inquiétude à avoir.
- Dites-moi, toute autre chose… J’avais une dernière question… Qu’est ce qui vous motive à agir de la sorte ? L’argent ne suffit pas à tout expliquer. Si ? Ifig Droch fixa intensément l’obscurité, histoire d’invoquer tous ses souvenirs,
- Eh bien, il y a quelques années, j’ai chuté d’un wagon lors du chargement de choux fleurs, des moyens, vous savez, ceux que l’on met par 18 têtes dans les cageots. Il fallait se presser comme toujours. Ce jour-là, il pleuvait des cornes, j’vous dis pas. J’ai glissé et chuis tombé sur une rail, direct sur la hanche. Résultat : plusieurs semaines sans bosser. Quand j’suis revenu le contremaître de l’époque, René Saillour, un connard de première, m’a remis au rangement des palettes dans les wagons alors qu’il me fallait un poste moins physique. Forcément, comme ça traînait avec ma hanche douloureuse, il était tout le temps sur mon dos à gueuler comme un putois. J’ai fini par aller voir Jobic Sévère. Il m’a répondu que si je n’étais pas satisfait, j’pouvais aller voir ailleurs. J’l’ai pris au mot. Me voilà aujourd’hui devant vous. De toute manière, j’pouvais déjà plus saquer tous ces expéditeurs qui se font du pognon sur notre misère. Et moi, au fait, j’peux savoir ce que vous avez prévu pour demain ?
- Ça, ça ne vous concerne en rien,
- Ouais… J’parie qui va y avoir du reuz encore. Ifig Droch se sentait ragaillardi depuis que l’enveloppe s’était calée dans la poche de son pantalon, comme si cette boursouflure lui octroyait une certaine virilité qui se débinait depuis longtemps. Mais c’est vous qu’avez raison. Après tout, vaut mieux pas que chois au courant. Certains d’entre vous, ont la réputation d’avoir la main lourde, hein ! Et avec les menaces de mort pour certains Soco, on est à la limite des méthodes de barbouzes. Oh… Chui pas en train d’insinuer que vous y êtes pour quelque chose. Attention ! On peut pas tout contrôler, n’est-ce pas ? Et puis je serai muet comme une tombe ! Comptez sur moi. J’veux pas d’ennuis, moi. Et qui pourrait croire d’ailleurs que l’on s’est vu ? Hein ? Allez ! Je file. J’ai un bout encore à faire avant d’aller me pieuter. Et vous savez ce que c’est ? Demain je dois être à 8 h. au dépôt de Jobic Sévère. Y’a toujours des indépendants qui viennent livrer. Allez ! Ça a été plaisant de faire des affaires avec vous ! A une autre fois, qui c’est ?» L’administrateur, sans attendre son reste, partiellement irrité par la diatribe d’Ifig Droch, s’engouffra dans la voiture, démarra diligemment puis attendit de s’être éloigné des haies de cyprès de quelques dizaines de mètres pour allumer les phares. Il fallait maintenant téléphoner à qui de droit, à la condition qu’il n’y ait pas eu de sabotage des poteaux téléphoniques, pour mobiliser les troupes, en prévision d’une intervention musclée à la gare.
Le lundi 18, dans la soirée, Alexis Gourvennec avait convoqué les producteurs pro Sica pour une Assemblée générale aux Halles de Saint-Pol-de-Léon. Il proclama devant plus de 2000 agriculteurs : « Votre détermination constituera le départ d’une flambée de manifestations qui prendront la forme et la durée qu’il faudra. Pour une dernière fois, nous jouerons notre carte jusqu’au bout. Il n’y aura pas de trêves ni de tables rondes, nos problèmes sont connus. Nous irons s’il le faut jusqu’à la dernière extrémité pour que satisfaction nous soit donnée, bien que le procédé nous répugne. »
*Le mardi 19 juin, 50 tonnes d’artichauts demeureront invendues. Les dirigeants de la Sica décidèrent de passer à l’action. À leur appel, tous les tracteurs remplis d’artichauts descendirent sur deux colonnes de la place du marché au cadran, Place de l’Evêché, et se dirigèrent vers la gare de Saint-Pol-de-Léon. Lorsque les premiers furent arrivés à destination, la double colonne s’immobilisa et les remorques furent déchargées en pleine rue. Après le départ des véhicules, apparut une voie complètement obstruée par des artichauts sur tout l’axe centrale. La même action de déchargement fut pratiquée à Plouescat, Cléder et Taulé. Les rues furent dégagées dans la soirée par les employés des services publics. La journée se termina sans incident grave, mise à part une vive altercation entre le directeur du groupement des indépendants, Jean Yves Guivarc’h et des adhérents de la Sica.


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