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lundi 3 novembre 2025

Dérogations pour espèces protégées : un jeu de dupes

Dans son livre "Désobéissance civile et démocratie" (paru en 2010 aux éditions Agone), l'historien américain, Howard Zinn, aborde le dilemme entre, le recours à la justice dans le cas de situations extrêmes ou l'application stricto-sensus de la loi. Pour développer sa réflexion, l'auteur s'appuie à plusieurs reprises sur l'exemple de la guerre au Vietnam et les nombreuses manifestations hostiles, citoyennes et non violentes qui ont remis en cause cette guerre à travers la désobéissance civile mais se sont retrouvées hors la loi (dégradations de biens privés, etc.) selon les décisions de juges intransigeants. À n'en pas douter sa démonstration est convaincante et abonde dans le sens de la justice. Cependant, l'historien est Américain et non Français. En France, la législation en matière d'application de la loi fait intervenir d'innombrables acteurs surtout lorsqu'ils sont réfractaires à son bon usage et notamment quand il s'agit des questions environnementales. C'est sur ce point que l'on peut diverger quelque peu avec Howard Zinn, car les règles en matière d'environnement en France sont définies de façon précise et rigoureuse et sont censées protéger efficacement la biodiversité. Dans les faits, la situation est toute autre et relève de l'imposture. 

La première étape, dans le cas d'un régime parlementaire adossé à un pouvoir exécutif, admet un principe législatif qui repose sur deux approches : un projet de loi ou une proposition de loi. Cette loi est débattue à l'Assemblée nationale et au Sénat et fait l'objet de navettes parlementaires entre les deux chambres, la première détenant le dernier mot grâce à l'expression à la majorité par un vote décisif. Après la loi, suivent les décrets d'application et les actes administratifs, ce que l'on nomme dans cette seconde étape "la hiérarchie des normes" en les ajustant en fonction des particularités régionales (comme l'escargot de Quimper pour la Bretagne dans le cas de l'inventaire élargie des espèces protégées). La dernière strate, et pas la moins déterminante, consiste à ce que l'Administration s'approprie la loi, et par ricochet respecte la Constitution. Le chef d'un des secteurs de cette administration délocalisée, non élu avec une délégation de pouvoir considérable s'appelle le Préfet ou la Préfète, intervenant au nom de l'Etat sur tout le département et dans de nombreux domaines de compétences. 

L'escargot de Quimper repéré sur le site du projet
TAM III à Plougastel-Daoulas

Si on s'en tient au pôle "Eau et biodiversité" de la DDTM (Direction départementale des territoires et de la mer rattachée à la préfecture), à bien des égards et en dehors de tout contrôle législatif, la tentation est grande de tergiverser lorsque le Préfet obtempère aux sollicitations insistantes d'interlocuteurs représentants l'agriculture, l'économie, la politique (et l'urbanisme) ou bien encore la chasse. Dans de nombreux cas, ils peuvent obtenir des dérogations. Tout commence avec la directive européenne "Habitats-Faune-Flore" (92/43/CEE) du 21 mai 1992. Cette directive impose aux États membres de protéger strictement certaines espèces animales et végétales. Mais elle prévoit aussi la possibilité de dérogations, dans des cas exceptionnels, à condition de ne pas nuire au maintien des populations dans un bon état de conservation, et de répondre à certains motifs précis (exemple : santé publique, sécurité, intérêt public majeur, recherche scientifique…). Transposée en droit français, l’article L411-2 introduit les dérogations comme suit : “Des dérogations peuvent être accordées (…) à condition qu’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante et que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées.” Pour être légale, une dérogation doit respecter trois conditions cumulativespas d’autre solution satisfaisantepas d’atteinte au maintien des espèces concernées et un motif valable. Or, à force de vouloir satisfaire aux exigences de lobbys et/ou aux élus, les cas de dérogations ne paraissent plus exceptionnelles mais semblent devenir la norme. Or, comment un représentant de l'Etat, sans mandat électif, n'ayant pas de compte direct à rendre aux législateurs, peut-il avoir autant de marges de manoeuvre sans que cela pose le moindre problème par rapport au respect de la loi ? L'interprétation excessive de la dérogation à la loi pourrait d'ailleurs s'apparenter à un abus de pouvoir. 

Rien que pour le Finistère, le Préfet par arrêté préfectoral de 2024 a autorisé l'abattage de 8000 choucas des tours. 8000 choucas sur une population estimée entre 50000 et 140000 individus* soit environ 10 % de la population. Quel organisme a demandé à agir ? La Chambre d'agriculture détenue par la Fdsea, sous prétexte de destructions des cultures et notamment du maïs. Sur les dix dernières années, plus de quinze arrêtés** ont été pris portant dérogation concernant la destruction d'innombrables espèces protégées et de leurs aires de repos et de reproduction à des fins plus que discutables : carrières, élargissement de routes, complexe sportif, etc.. À force se posera la question incontournable de la conservation favorable des espèces et le maintien suffisant de leurs populations sinon nous risquerions de voir réduit à la portion congrue de nombreuses espèces que la législation devait censément protéger. 

D'ailleurs, quand la députée ou le député revient dans sa circonscription ose-t-il interférer auprès du Préfet pour exiger un sort plus républicain de la loi ? On peut faire le pari que non. Alors, à quoi sert un régime parlementaire s'il laisse à des intouchables haut-fonctionnaires zélés, le devenir de notre biodiversité ? Et plus largement de l'environnement. Quel sens cela a-t-il de rédiger des lois si on peut les détricoter à la moindre sollicitation d'élus qui corrompent leur fonction et ainsi ouvrir des brèches démocratiques ? À vouloir tous nous considérer comme des oies, certains ont fini tout de même par s'interroger et ont compris le jeu de dupes qui se déroulait sous leurs yeux.

* chiffres de l'avis 2023-19 de la Dreal Bretagne de 2023

** ceux-ci listent l'escargot de Quimper et la vipère péliade. Il peut exister plusieurs autres arrêtés sans que ces espèces soient concernées.

1 commentaire:

  1. l'"intérêt public majeur" semble être un argument imparable, en ce moment, tout comme le mot-valise "minorités agissantes", bien plus joli que le fleuri "fils de p..."utilisée par la maréchaussée pour qualifier les opposants écolos

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