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samedi 14 décembre 2024

Les naufragés de Kermi, le récit d'une nécrose sociale

Depuis plusieurs mois maintenant je réfléchis à recueillir un certain nombre de témoignages, de vécus, de souvenirs à propos de ce que je pourrais qualifier de "nécrose sociale", propre à une élite saint-politaine et certainement fait assez unique dans le genre, surtout dans le milieu rural breton : la création dès 1921 d'un quartier (ou lotissement) populaire exclu délibérément du centre bourg de Saint-Pol-de-Léon, le quartier de Creac'h Mikaël ou autrement appelé "Kermi". Cette élite, assemblée d'une aristocratie multi séculaire et d'une petite bourgeoisie conservatrice et rentière, s'accordait, second événement assez remarquable en soi, pour expulser des artères historique et religieuse de la ville, autrefois évêché du Léon, la tripotée de gueux en souffrance de logements. En effet, selon les prétextes avancés par le conseil municipal de l'époque, au commande duquel se distinguait la famille De Guébriant, la ville engourdie dans ces vieux murs ne possédait pas assez d'habitations pour loger la main d'œuvre nécessaire à l'essor agricole local et autres roturiers exerçant des "petits métiers". On entassa donc dans chaque maison, composée de quatre logis restreints, des familles pendant 100 ans. Ces maisons, au nombre de douze, furent cisaillées dans leur moitié par un terre-plein surélevé, couronné dans son point central par les latrines.

Mon père, Marc-Jean dit "Marco". Kermi du bas. Fin des années 60.



















Au même endroit, bien des années plus tard.

Dès les premiers moments, la ségrégation sociale s'abattit sur les locataires de Kermi. Elle se transmit continuellement d'une génération à l'autre, au point où dans les années 60, le discrédit de départ, exécrable, se vit adjoint les quolibets de "voyous" ou de "bandits" pour caricaturer la jeunesse qui s'animait dans la "Plaine" et dans laquelle crapahutèrent mon père Marc-Jean Derrien et son cousin René Grall. Les conditions de vie, parfois jusqu'à dix occupants pour un minuscule 20 m2 de deux pièces, détériorant évidemment le plein épanouissement des enfants, réduits à subir parfois une indigence presque extrême, au point de se contenter de repas invariablement garnis de pommes de terre, octroyaient aux pourfendeurs des alibis inébranlables. 

Certes, la consommation excessive d'alcool chez nombre d'entre eux ne venait pas soulager la mauvaise réputation qui rodait entre la rangée de maisons du "bas" et de celle du "haut". Cependant, sans exonérer ces invétérés buveurs de vin, l'alcool était omniprésent, une habitude sociale, un quotidien vicieux, une obligation même, sur le lieu de travail, au dépôt de légumes, près de la gare, par un verre tendu, soit par le producteur soit par l'expéditeur, ou qui languissait sur injonction du patron dans le bistrot d'à côté, à tous ces emballeurs disposés à se détendre lors de pauses écimées tout au long d'une journée de 12 heures de manutention.

A double titre, les habitants de Creac'h Mikaël (la colline de Saint Michel) pourraient être baptisés comme naufragés. D'abord, il faut voir ce promontoire, isolé, perdu, encerclé par un dédale de champs, seulement barrés par des talus avachis, de choux fleurs ou d'artichauts alignés à perte de vue, qu'aucun ancien soulèvement tellurique n'obligerait à araser le relief, perturbé de-ci de-là par quelques corps de ferme et, dans le lointain, par les flèches mornes de Plouénan et de Sibiril; étonnant tout de même d'exposer au regard du visiteur l'infortune que l'on ne veut pas pour soi, qu'on ne saurait supporter*. Et puis des naufragés car des hommes et des femmes sombrèrent dans le désastre, comme mon grand-père, René Derrien, qui se pendit parmi les siens, abruti par l'alcool, à l'âge de 47 ans. 

Cependant, Kermi ne m'a pas encore tout révélé. Au contraire même. Au-dedans de destins mal traités, mal fagotés, mal considérés, il semblerait qu'une fine poésie ait pu germer, à surprendre la tourterelle de Georges Carnec toujours suspendue à son épaule. C'est aussi cela que je m'en vais dévoiler. Déjà des noms me sont familiers : Goasdu (mon arrière-grand-mère), Le Joly, Cueff ou bien Le Bris. Donc "Avisse à la population !" Comme annonçait le crieur de rue, Alexis Kerbiriou quand il s'agissait de colporter la nouvelle municipale, je suis à l'affût de témoignages pour écrire leur brasier de misère et leur fétu de joie.

Mille mercis à René et Catherine pour ces premières heures d'entretien


* La partie côtière étant réservée aux belles demeures

4 commentaires:

  1. brasier de misère et fétu de joie: jolie formule. Gilles Thomas

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  2. Dedennus ha fromus kenañ an istor a gontez amañ. Gwelloc’h c’hoazh em bije e gavet ma vije bet e brezhoneg. Trugarez dit.
    Yann-Luk.

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  3. Sujet très intéressant. J'ai toujours été choqué, en allant à Roscoff, de voir sur la gauche de la route après le carrefour de Kergompez, le "ghetto HLM de Ker a leo" (suite urbanistique de Créac'h Mikael) isolé au milieu des champs de choux fleurs à l'écart de la ville de Saint Pol. L'exemple absolu d'une relégation. Bonne recherche David ! Je transmets à mes relations restées dans le secteur. Jacques Cosson

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    1. Creac'h ar leo. Francisé. Krec'h al leue : la colline au veau ou au nigaud. Conséquent.

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