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mercredi 3 décembre 2025

L’émancipation des esclaves noirs aux États-Unis : un exemple en trompe-l’œil. Part. 4

L'émancipation. Intro et première partie : naître à soi-même

https://dderrien.blogspot.com/2025/10/lemancipation-intro-et-premiere-partie.html

L'émancipation. Partie II : le combat des femmes et du peuple


L’émancipation collective et politique : le destin d’un peuple. Troisième partie


L’émancipation des esclaves noirs aux États-Unis : un exemple de liberté en trompe-l’œil

1. Une liberté proclamée, mais confisquée

L’émancipation, telle qu’elle fut proclamée en 1863 par Abraham Lincoln, marque sans doute l’un des tournants les plus marquants de l’histoire américaine. Mais cette proclamation, si elle abolit juridiquement l’esclavage, n’abolit pas pour autant les chaînes morales, sociales et économiques qui liaient encore des millions d’hommes et de femmes à la domination blanche. Comme souvent, la liberté fut décrétée avant d’être vécue.

L’histoire de l’émancipation des esclaves noirs américains ne raconte pas seulement la fin d’un système inhumain ; elle révèle aussi la violence d’un ordre social qui se recompose pour perdurer. La guerre de Sécession, que l’on veut croire libératrice, fut d’abord une guerre économique et politique. L’émancipation, instrumentalisée par le Nord, servait autant à fragiliser le Sud esclavagiste qu’à redéfinir le cadre d’une Union fédérale que l’on voulait indivisible.

Dans son livre "Désobéissance civile et démocratie", Howard Zinn aborde l'émancipation des esclaves noirs américains en soulignant que l’esclavage n’a pas été renversé sans agitation, sans une extrême agitation. Il insiste sur le fait que la fin de l’esclavage et l’avancée vers l’égalité raciale ont été le fruit de luttes et de résistances, souvent menées par les esclaves eux-mêmes et par des mouvements populaires.

Source : Révolution permanente. Auteur inconnu

2. Les chaînes invisibles de la dépendance

Pourtant, au-delà de cette logique institutionnelle, des milliers d’anciens esclaves crurent réellement à la promesse de liberté. Ils avaient entendu les mots de Lincoln comme une réparation morale, un commencement. Très vite, à leurs dépends,  ils découvrirent que la liberté ne signifiait pas l’égalité. Les plantations réduites donnèrent naissance au métayage, autre forme d’asservissement économique où les travailleurs noirs restaient dépendants du propriétaire blanc. L’école publique leur fut souvent refusée, le droit de vote contourné, et la ségrégation érigée en principe d’ordre. 

L’émancipation, ici encore, se heurtait à la frontière invisible de la peur et du privilège. Le 13ème amendement abolissait l’esclavage, mais tolérait le travail forcé comme punition judiciaire. Ainsi naquit un système pénitentiaire qui prolongeait l’exploitation sous une autre forme : la servitude légale des condamnés noirs.

3. De la liberté formelle à l’émancipation intérieure

Frederick Douglass, ancien esclave devenu orateur, l’avait compris avant beaucoup : “Ce n’est pas la liberté qui élève l’homme, c’est l’usage qu’il en fait — et les conditions dans lesquelles il peut l’exercer.” C’est pourquoi il milita pour l’éducation, pour la conscience, pour une émancipation intérieure avant toute chose. L’instruction devenait l’arme la plus redoutable contre l’ignorance, donc contre la servitude.

4. L’émancipation comme conquête et non comme un don

À travers ces luttes, l’on comprend que l’émancipation n’est pas un cadeau de l’État. Elle est toujours une conquête, souvent douloureuse, parfois sanglante, mais jamais docile. Elle exige de l’être humain qu’il se dresse, qu’il pense et qu’il agisse en dehors des cadres établis — ce que les anarchistes ont toujours pressenti.

L’émancipation des Noirs américains, comme celle de tout peuple opprimé, rappelle que la liberté sans égalité n’est qu’une façade. Et que l’égalité sans fraternité devient vite une contrainte. L’émancipation, véritablement, ne s’impose pas d’en haut : elle émerge du courage d’en bas, de cette volonté inébranlable de ne plus subir.

5. Une leçon pour tous

C’est pourquoi, des champs de coton du Sud aux usines du Nord, des voix se sont levées pour dire que l’homme libre n’est pas celui que l’on libère, mais celui qui se libère.

Et cette leçon vaut pour tous les peuples, de l’Amérique noire à la Bretagne, de l’ouvrier à la femme, de l’enfant à l’adulte : l’émancipation n’a de sens que si elle est Internationale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


vendredi 28 novembre 2025

Krouidigezh gerioù tri

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jeudi 27 novembre 2025

L’émancipation collective et politique : le destin d’un peuple. Troisième partie

L'émancipation. Intro et première partie : naître à soi-même

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L'émancipation. Partie II : le combat des femmes et du peuple


L’émancipation collective et politique : le destin d’un peuple

Si l’émancipation personnelle est une conquête intime et l’émancipation sociale une lutte collective, alors l’émancipation politique est leur horizon commun.
Elle ne se mesure pas seulement à l’aune du pouvoir conquis, mais à la capacité d’un peuple à se penser lui-même, à nommer sa propre histoire, à choisir ses appartenances et son avenir. C’est, au fond, la forme la plus haute de la liberté : celle d’un peuple qui refuse de n’être qu’un administré.

Démocratie et autodétermination bretonne












1. L’idée bretonne : entre conscience et résistance

L’émancipation d’un peuple ne se décrète pas, elle s’éveille. En Bretagne, cette conscience s’est longtemps nourrie de silence, de fierté discrète et de mémoire refoulée. Le mouvement breton, ou Emsav, émerge au début du XXᵉ siècle, dans un contexte où la République française impose son modèle centralisé et son idéal d’unité. Mais cette unité, confondue avec l’uniformité, a souvent nié la diversité des peuples qui la composent.

Les premiers intellectuels bretons — de Camille Le Mercier d’Erm à Émile Masson — ont compris que la vraie fidélité à la Bretagne ne consistait pas à s’enfermer dans le passé, mais à penser la liberté à partir d’elle. Leur combat n’était pas seulement identitaire : il était fédéraliste, ou libertaire et socialiste. Ils ne cherchaient pas une indépendance de repli, mais une autonomie d’ouverture, fondée sur la coopération et la dignité.

2. L’autodétermination trahie

Après la Seconde Guerre mondiale, les lignes se brouillent au fil des décennies. Le discours d’émancipation bretonne se divise : d’un côté, une gauche régionaliste qui revendique l’autonomie au sein de la République ; de l’autre, une droite nationaliste groupusculaire qui dérive vers l’exclusion. Cette polarisation a vidé le mot émancipation de sa force politique. Elle a réduit une idée de justice à une querelle de partis.

Comme le souligne le juriste Yvon Ollivier, « l’Emsav s’est laissé récupérer par le Parti socialiste », et la principale victime de ce clientélisme fut précisément l’émancipation elle-même. En cherchant la reconnaissance de l’État, le mouvement a perdu une partie de son âme : celle de la contestation. Il a troqué la révolte contre une place dans l’ordre établi.

L’autodétermination, au sens noble, ne consiste pas à rejeter les autres, mais à assumer la souveraineté de son propre destin collectif. Elle ne vise pas la séparation, mais la responsabilité : celle d’un peuple qui choisit de décider pour lui-même, non contre les autres.

Aujourd’hui encore, cette idée persiste dans les courants indépendantistes d’extrême gauche, qui appellent à un référendum sur l’avenir de la Bretagne et à sa réunification historique. Mais au-delà des positions politiques, une question demeure : la France peut-elle accepter qu’un peuple veuille être autonome sans être dissident ?

 

3. La politique contre l’émancipation ?

Le philosophe Jacques Rancière distingue deux versants de la politique : l’un, institutionnel, vise à organiser le pouvoir; l’autre, émancipateur, cherche à redistribuer la parole, à donner voix à ceux qu’on ne veut pas entendre.

Or, dans le modèle français, le premier a étouffé le second. La politique n’est plus cet espace de délibération collective qu’elle prétend être : elle est devenue l’art de gouverner à la place des autres. Ainsi, comme le rappelle encore Yvon Ollivier, « la politique française nous prive, nous Bretons, de la politique entendue comme la capacité d’affronter les véritables problèmes qui se posent à la société ».

L’État jacobin, fort de sa mission “civilisatrice”, a toujours confondu égalité et homogénéité. Mais on ne libère pas un peuple en le forçant à être semblable. On ne crée pas l’unité par la négation de la différence. L’émancipation collective suppose au contraire la reconnaissance des singularités : c’est la diversité qui rend la communauté vivante.

4. Le confédéralisme libertaire : une autre voie

L’idée d’un confédéralisme libertaire, chère à certains penseurs contemporains, propose une issue féconde : celle d’une organisation politique fondée non sur la domination verticale, mais sur la coopération horizontale. Chaque pays, chaque commune, y trouve sa place, non en fonction d’un pouvoir central, mais par la libre association des volontés.

Ce modèle, inspiré par Murray Bookchin, vise à détruire l’État, à le rendre inutile dans ses fonctions originelles et institutionnelles. Il repose sur la confiance, la solidarité, la capacité d’autogestion. C’est un pari audacieux : celui de croire que les peuples, quand ils sont éclairés et responsables, peuvent se gouverner par eux-mêmes.

L’émancipation collective ne s’oppose pas à l’unité : elle en redéfinit le sens. Elle ne cherche pas la rupture pour elle-même, mais la reconstruction du lien social sur des bases choisies et consenties. La Bretagne, par ses langues, son identité et son histoire, rappelle à la France ce que celle-ci tend à oublier : que la liberté est d’autant plus forte qu’elle s’enracine dans la diversité.

L’émancipation d’un peuple n’est jamais close. Elle se réinvente à chaque génération, comme une mémoire vigilante. Et peut-être, comme le pensait Émile Masson, n’y a-t-il pas de révolution plus juste que celle qui cherche à unir la dignité du peuple et la liberté de l’homme.

 

vendredi 21 novembre 2025

Manuscrit "Les naufragés de Kermi". Extrait. René Derrien

Dehors, la pluie de janvier s'est libérée et a redoublé ses ondées pour disperser le froid, son complice. Elle s’arrache d’un gris plat à toucher les toitures, lacère fort le sol, boursouflé par des giclées folles. Elle fait des tentatives obsessionnelles pour s’infiltrer partout, une forcenée, sous pression, qui aurait été lâchée par tous les pores des cieux pour tenter d’endiguer l’outrecuidance d’un oncle. Pinard parvient à émerger de cette mélasse et l’essore dans de larges coups de reins à l’entrée de la maison. Au mur, les sabots de la grand-mère, Marie Goasdu, suspendus sur ses maigres clous rouillés, abandonnés à leur sort, ont été dévastés par l’indifférence. Les soins qu’elle prodiguait pour les peindre ont inexorablement craquelé sous l’avalanche des coups de vent ou pelé à cause des torrents de gouttelettes. Les fleurs qu’elle plantait pour les embellir, ont flétri depuis fort longtemps. En lieu et place, la misère s’est glissée dedans, signe extérieur d’un naufrage intérieur. En les arrachant de la façade, René se battra contre cette fatalité.

Le lendemain soir, jeudi 19 janvier 

Mon grand-père

Le vent a soudain cessé de soûler ce reg léonard laissant le vide à la nuit qui s’évapore sous une pluie collante, drue, exacerbée. Des naufragés, René Derrien est de ceux-là, se trouvent emmaillotés dans ces cordes glaciales qui cisaillent en chutant la lumière ténue des lampadaires des rues de Saint-Pol-de-Léon. Toute cette fronde hivernale mouille les pensées, éclabousse les chaussures. Elle se fracasse sur les tôles des hangars, se cogne contre les volets de Kermi. Le quartier s’est livré, soumis, à l’obscurité à peine perturbée par quelques liserés qui s’échappent du globe du foyer des Gueguen. Dans les rigoles, l’eau se défile avec hâte entre les maisons, apeurée sûrement à l’idée du retour de l’accalmie. Elle déambule sur la pente, chahute et crapahute même comme les rats, enfin avale sur son passage les traces et les souvenirs de la journée. L’eau agit comme le vin. Elle croit pouvoir débarrasser l’ombre de ces oripeaux qui pourtant s’entassent et se noient dans le fossé à l’avant des maisons du « Bas », finissant par souiller les apparences.

René Derrien est trempé jusqu’aux tréfonds, ses vêtements lestés. Des mèches de ses cheveux dégringolent sur les tempes. Il se bat une première puis une seconde fois avec les parois de l’étroit vestibule. Malgré les secousses de la cloison, personne n’a surgi de l’appartement. Molly et leurs enfants consomment la nuit, abrutis par les efforts de la journée. Les Le Nan du 1er étage n’ont pas bronché. Peut-être que ce remue-ménage leur est suffisamment familier pour ne pas les alerter. Puis, le locataire peste contre l’ampoule claquée du couloir, pas changée, bon sang ! Dans la semi pénombre il s’enferre dans ses chaussures, cependant, vaillamment, les déchausse, pas trop tôt. Il se rend compte à tâtons qu’elles sont totalement gluantes à cause de la sente des marécages, avec une tonne de boue dans les mains, fait chier ! Ses chaussettes pisseuses pendouillent maintenant figées dans le froid. En dépit de son engourdissement, cette image lui saisit l’esprit et vient gonfler ses tympans, fait chaud. Il est assis là, depuis plusieurs minutes, écrasant les godasses des enfants, à tenter de dompter un souffle qui ne lui appartient plus. Au contraire. La cadence s’accélère. Grâce à son ivresse, il a pris une décision définitive, enfin ! Il y a longuement réfléchi. Ce n’est pas le fait du hasard. C’est sa décision et personne ne viendrait le faire changer d’option, sûrement pas ! Tout en tentant de se relever, ses mains s’agitent dans le vide, à la recherche d’un support. A défaut d’un appui, il doit se pencher sur le côté et, grâce à la traction fébrile des bras, parvient à se redresser, bordel ! Pour éviter d’avoir le souffle coupé, il halète tel un taureau qui expire. Avant de pousser la porte il a pensé à retirer ses vêtements, empilés, en vrac, copieusement arrosés. Il a tout de même gardé le fil électrique. Il entre. Le slip est flasque, le tricot qui flapie, le cerveau enseveli n’a qu’une vision. L’ambiance est chargée de l’haleine de ceux et celles qui sont assoupis depuis une petite heure. Avec Molly, il y a cinq enfants, dont Marc, l’aîné des garçons, recroquevillé dans un lit qui fait barrage aux velléités du vieux. Au passage dans la première pièce, à part lui, rien n’a chaviré. Le choc porté à l’entrée du salon réveille Marc. L’horloge Westminster vacille elle sur son clou, tremble légèrement mais ne s’affaisse pas. Marc souffle et se crispe sous la couette : « Bordel ! Il est encore bourré. » Les aiguilles de l’horloge tanguent et sonnent. René Derrien devine qu’il est 21 h. Il est temps. Les gestes n’ont pas été répétés, de toute façon il n’a pas besoin de s’exercer : « C’est simple. Tu peux le faire. Allez ! » Se sermonne-t-il pour se donner de l’entrain : une chaise pour grimper dessus, un nœud autour de la barre du rideau de la fenêtre puis une boucle autour du cou. Toutefois, la peur tétanise les muscles des jambes compliquant l’escalade sur la chaise. Elle en devient vertigineuse, à moins que ce soit l’ivresse qui le fasse encore osciller ? Il ne faut pas chuter, ça risquerait de les secouer.

mardi 18 novembre 2025

Enrichir notre humanité par la littérature libertaire

Je suis à la recherche de quelques personnes pour créer un groupe de lecture autour du thème des pensées et des actes de l'Anarchie. Débats, discussions et réflexions sur nos lectures respectives jeteraient les bases de notre enrichissement à la fois collectif et individuel. Les sources, les auteurs, les maisons d'édition et les livres ne manquent pas pour faciliter la création d'une maison commune. À terme nous pourrions former une médiathèque par exemple. 

Je propose que les premières rencontres se fassent à mon domicile au 36 rue de cornouaille à Plougastel-Daoulas afin d'imaginer des règles de cohésion pour monter ce groupe. 




contact : disentus@gmail.com ou 06 41 14 74 47
David Derrien

samedi 15 novembre 2025

L"émancipation. Partie II : le combat des femmes et du peuple

Première partie : naître à soi-même

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Deuxième partie

L’émancipation sociale et politique : le combat des femmes et du peuple


Si l’émancipation individuelle est la première conquête, l’émancipation sociale en est la conséquence naturelle. Elle suppose que l’être humain, conscient de sa dignité, refuse désormais les structures de domination qui limitent son expression ou exploitent sa force. Mais, à la différence des révolutions spectaculaires, l’émancipation sociale ne se conquiert pas dans la fureur des armes : elle se bâtit dans la durée, dans la lente désobéissance à l’ordre établi, dans la recherche obstinée d’une égalité réelle.

 

1. Le travail : promesse et servitude

On a voulu faire croire que le travail libérait, qu’il suffisait d’obtenir un emploi pour devenir indépendant. En réalité, dans une société où le travail est soumis au capital, il devient souvent l’instrument même de la dépendance. L’émancipation ne peut s’accommoder d’un travail qui aliène, qui mesure la valeur humaine à la productivité ou au chiffre.

Les femmes, en accédant massivement au marché du travail au XXᵉ siècle, ont conquis une autonomie essentielle, mais à quel prix ? Beaucoup ont cru trouver dans cette participation économique une reconnaissance, sans voir que le modèle dominant — masculin, compétitif, capitaliste — ne faisait que déplacer les frontières de la contrainte. Ainsi, l’émancipation promise s’est parfois muée en double servitude : celle du travail et celle du foyer.

Les inégalités persistent. Les salaires restent inégaux, la précarité plus forte, la charge domestique plus lourde. Et pour celles qui ont gravi les échelons, la liberté se paie souvent d’un renoncement : adopter les codes de l’entreprise, gommer sa singularité, se modeler sur une autorité masculine. Le féminisme, pourtant, est né d’une autre idée : non pas imiter le pouvoir, mais le réinventer.

 

2. Féminisme et anarchisme : un même souffle

L’histoire de l’émancipation des femmes ne se comprend vraiment qu’à la lumière de l’anarchisme. Avant même de réclamer des droits civiques, les premières féministes affirmaient un principe radical : aucun être humain n’a à dominer un autre. Leur combat n’était pas seulement contre les hommes, mais contre l’ensemble d’un système patriarcal, religieux et capitaliste qui enfermait l’humanité dans des rôles figés.

Dans cette perspective, la liberté féminine ne se réduit pas à des acquis juridiques ou à l’égalité des salaires : elle vise une transformation du rapport même au pouvoir. On ne s’émancipe pas seulement par la loi, mais par la remise en cause de la hiérarchie.

Cependant, les conquêtes ne suffisent pas. Le droit de vote, obtenu tardivement, n’a pas empêché la reproduction des inégalités. L’accès au travail n’a pas aboli l’exploitation. Et la contraception, si elle a permis de disposer de son corps, n’a pas mis fin à la violence conjugale ni à la dépendance économique. C’est dire que la liberté proclamée peut rester formelle tant que les conditions matérielles et symboliques de l’émancipation ne sont pas assurées.

 

Affiche publiée en 1917 : ramassage des pommes de terre dans l'Oise

3. L’illusion du progrès

Le capitalisme a su se parer des couleurs du progrès social. Il a fait du travail une vertu, de la réussite une obligation, de la liberté un slogan. Mais dans les faits, il entretient les inégalités qu’il prétend combattre. Ceux qu’il libère du besoin, il les asservit au rendement ; ceux qu’il élève, il les sépare.

La guerre de 1914-1918 en fut un exemple amer : on a vanté la participation des femmes à “l’effort national”, sans voir que leur “libération” n’était qu’un prolongement de la servitude, mise au service d’un conflit absurde. L’Union sacrée a instrumentalisé l’émancipation pour mieux la contenir.

Ainsi, l’histoire sociale montre que la liberté concédée n’est jamais que la marge que le pouvoir accorde pour se maintenir. La véritable émancipation, au contraire, naît toujours d’un refus : refus de servir, refus d’obéir, refus de se taire.


4. Émancipation et responsabilité collective

S’émanciper ne signifie pas s’isoler. C’est reconnaître que la liberté n’a de sens que partagée. La société, pour être juste, doit offrir à chacun les moyens de s’affranchir de la misère, de la peur et de l’ignorance. Cela suppose non pas une charité d’État, mais une solidarité active, une réinvention du commun.

C’est ici que la pensée libertaire rejoint le féminisme : elle fait de l’égalité non pas une revendication, mais une éthique. Elle invite à repenser les rapports humains à partir de la coopération, de l’écoute, de la mutualisation. Et si les femmes ont souvent été en première ligne de cette transformation, c’est qu’elles portent en elles — par expérience et par nécessité — une conscience plus aiguë des déséquilibres du pouvoir.

L’émancipation sociale et politique n’est pas une promesse d’abondance, mais un apprentissage de la responsabilité. Elle commence quand le travail cesse d’être une servitude, quand l’autorité cesse d’être un privilège, quand l’égalité devient une pratique et non un idéal abstrait. C’est là le sens profond du combat anarchiste : libérer l’humain de toute tutelle, qu’elle soit économique, religieuse ou patriarcale. Non pour instaurer le chaos, mais pour rendre à chacun la pleine possession de sa vie.

Troisième partie à suivre : L’émancipation collective et politique : le destin d’un peuple


mercredi 5 novembre 2025

Krouidigezh gerioù II

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lundi 3 novembre 2025

Dérogations pour espèces protégées : un jeu de dupes

Dans son livre "Désobéissance civile et démocratie" (paru en 2010 aux éditions Agone), l'historien américain, Howard Zinn, aborde le dilemme entre, le recours à la justice dans le cas de situations extrêmes ou l'application stricto-sensus de la loi. Pour développer sa réflexion, l'auteur s'appuie à plusieurs reprises sur l'exemple de la guerre au Vietnam et les nombreuses manifestations hostiles, citoyennes et non violentes qui ont remis en cause cette guerre à travers la désobéissance civile mais se sont retrouvées hors la loi (dégradations de biens privés, etc.) selon les décisions de juges intransigeants. À n'en pas douter sa démonstration est convaincante et abonde dans le sens de la justice. Cependant, l'historien est Américain et non Français. En France, la législation en matière d'application de la loi fait intervenir d'innombrables acteurs surtout lorsqu'ils sont réfractaires à son bon usage et notamment quand il s'agit des questions environnementales. C'est sur ce point que l'on peut diverger quelque peu avec Howard Zinn, car les règles en matière d'environnement en France sont définies de façon précise et rigoureuse et sont censées protéger efficacement la biodiversité. Dans les faits, la situation est toute autre et relève de l'imposture. 

La première étape, dans le cas d'un régime parlementaire adossé à un pouvoir exécutif, admet un principe législatif qui repose sur deux approches : un projet de loi ou une proposition de loi. Cette loi est débattue à l'Assemblée nationale et au Sénat et fait l'objet de navettes parlementaires entre les deux chambres, la première détenant le dernier mot grâce à l'expression à la majorité par un vote décisif. Après la loi, suivent les décrets d'application et les actes administratifs, ce que l'on nomme dans cette seconde étape "la hiérarchie des normes" en les ajustant en fonction des particularités régionales (comme l'escargot de Quimper pour la Bretagne dans le cas de l'inventaire élargie des espèces protégées). La dernière strate, et pas la moins déterminante, consiste à ce que l'Administration s'approprie la loi, et par ricochet respecte la Constitution. Le chef d'un des secteurs de cette administration délocalisée, non élu avec une délégation de pouvoir considérable s'appelle le Préfet ou la Préfète, intervenant au nom de l'Etat sur tout le département et dans de nombreux domaines de compétences. 

L'escargot de Quimper repéré sur le site du projet
TAM III à Plougastel-Daoulas

Si on s'en tient au pôle "Eau et biodiversité" de la DDTM (Direction départementale des territoires et de la mer rattachée à la préfecture), à bien des égards et en dehors de tout contrôle législatif, la tentation est grande de tergiverser lorsque le Préfet obtempère aux sollicitations insistantes d'interlocuteurs représentants l'agriculture, l'économie, la politique (et l'urbanisme) ou bien encore la chasse. Dans de nombreux cas, ils peuvent obtenir des dérogations. Tout commence avec la directive européenne "Habitats-Faune-Flore" (92/43/CEE) du 21 mai 1992. Cette directive impose aux États membres de protéger strictement certaines espèces animales et végétales. Mais elle prévoit aussi la possibilité de dérogations, dans des cas exceptionnels, à condition de ne pas nuire au maintien des populations dans un bon état de conservation, et de répondre à certains motifs précis (exemple : santé publique, sécurité, intérêt public majeur, recherche scientifique…). Transposée en droit français, l’article L411-2 introduit les dérogations comme suit : “Des dérogations peuvent être accordées (…) à condition qu’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante et que la dérogation ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées.” Pour être légale, une dérogation doit respecter trois conditions cumulativespas d’autre solution satisfaisantepas d’atteinte au maintien des espèces concernées et un motif valable. Or, à force de vouloir satisfaire aux exigences de lobbys et/ou aux élus, les cas de dérogations ne paraissent plus exceptionnelles mais semblent devenir la norme. Or, comment un représentant de l'Etat, sans mandat électif, n'ayant pas de compte direct à rendre aux législateurs, peut-il avoir autant de marges de manoeuvre sans que cela pose le moindre problème par rapport au respect de la loi ? L'interprétation excessive de la dérogation à la loi pourrait d'ailleurs s'apparenter à un abus de pouvoir. 

Rien que pour le Finistère, le Préfet par arrêté préfectoral de 2024 a autorisé l'abattage de 8000 choucas des tours. 8000 choucas sur une population estimée entre 50000 et 140000 individus* soit environ 10 % de la population. Quel organisme a demandé à agir ? La Chambre d'agriculture détenue par la Fdsea, sous prétexte de destructions des cultures et notamment du maïs. Sur les dix dernières années, plus de quinze arrêtés** ont été pris portant dérogation concernant la destruction d'innombrables espèces protégées et de leurs aires de repos et de reproduction à des fins plus que discutables : carrières, élargissement de routes, complexe sportif, etc.. À force se posera la question incontournable de la conservation favorable des espèces et le maintien suffisant de leurs populations sinon nous risquerions de voir réduit à la portion congrue de nombreuses espèces que la législation devait censément protéger. 

D'ailleurs, quand la députée ou le député revient dans sa circonscription ose-t-il interférer auprès du Préfet pour exiger un sort plus républicain de la loi ? On peut faire le pari que non. Alors, à quoi sert un régime parlementaire s'il laisse à des intouchables haut-fonctionnaires zélés, le devenir de notre biodiversité ? Et plus largement de l'environnement. Quel sens cela a-t-il de rédiger des lois si on peut les détricoter à la moindre sollicitation d'élus qui corrompent leur fonction et ainsi ouvrir des brèches démocratiques ? À vouloir tous nous considérer comme des oies, certains ont fini tout de même par s'interroger et ont compris le jeu de dupes qui se déroulait sous leurs yeux.

* chiffres de l'avis 2023-19 de la Dreal Bretagne de 2023

** ceux-ci listent l'escargot de Quimper et la vipère péliade. Il peut exister plusieurs autres arrêtés sans que ces espèces soient concernées.

mardi 28 octobre 2025

L'émancipation. Intro et première partie : naître à soi-même

Texte complet recomposé avec l'aide d'un assistant d'écriture numérique

Impact environnemental et comparatif

Méthode- CO₂ - totaleau consommée (réseau essentiellement ou recyclée)
ChatGPT (2 requêtes)10 g- 3 L
Moteur de recherche (20–50 recherches)4–10 g- 2–5 L

Compensation : captation du CO2 par entretien d'une parcelle de 4000 m2 avec une population de jeunes arbres (feuillus, fruitiers) - Maintien en l'état d'une portion en zone humide

Introduction

“La Révolution, c’est toi”

 « On ne saurait fonder la liberté sur l’obéissance : la liberté ne vit que dans la conscience éclairée et volontaire. »

 - Émile Masson, Le Socialisme et l’individualisme, 1905, chapitre II

L’émancipation n’est pas un mot d’hier, ni un slogan d’avant-garde. C’est une tension permanente entre ce que nous sommes et ce que nous pourrions être, entre la tutelle et la conscience, entre l’obéissance et la lucidité. Elle ne se décrète pas : elle se conquiert. Non par la force, mais par la volonté d’être libre en vérité, c’est-à-dire responsable de soi et solidaire des autres.

Dans un monde saturé d’injonctions, d’opinions rapides et de normes intériorisées, l’émancipation retrouve une actualité brûlante. On ne naît pas libre : on le devient, souvent contre soi-même, toujours avec les autres. L’homme émancipé n’est pas celui qui se révolte pour le plaisir du tumulte, mais celui qui questionne les fondements de son obéissance. C’est en ce sens qu’Émile Masson voyait dans la révolte non pas une rupture violente, mais un éveil de la conscience — une “révolution intérieure”.

Cet essai cherche à comprendre comment l’émancipation traverse nos vies, nos institutions et nos sociétés. Elle commence à l’école, dans l’apprentissage du discernement et du refus du conformisme ; elle s’épanouit dans la vie sociale et politique, quand le citoyen cesse d’être spectateur pour redevenir acteur ; elle s’accomplit enfin dans une dimension plus intime, lorsque la liberté devient fidélité à soi-même et respect du vivant.

L'émancipation est une marche lente, lucide et douloureuse

Mais l’émancipation n’est jamais donnée. Elle se heurte à des pouvoirs, des habitudes, des peurs. L’histoire bretonne, à travers le mouvement de l’Emsav, en témoigne : chaque conquête d’autonomie s’est vue absorbée, récupérée ou détournée. La République, dans son idéal même, a souvent confondu unité et uniformité. Or, il n’y a pas d’émancipation sans diversité assumée. Le pluralisme n’est pas une menace, c’est une respiration.

C’est pourquoi penser l’émancipation aujourd’hui, c’est aussi repenser la liberté : non plus comme un privilège individuel, mais comme une responsabilité commune et une reconnaissance pour une communauté exploitée comme les Noirs américains.

Être libre, ce n’est pas s’isoler du monde ; c’est y participer en conscience. C’est refuser que d’autres décident à notre place, tout en reconnaissant que la liberté s’éteint dès qu’elle oublie la solidarité.

Ainsi, de l’individu à la communauté, de la Bretagne au monde, ce texte interroge la continuité d’un même élan : celui d’une humanité en quête d’elle-même. L’émancipation n’est pas un horizon lointain ; c’est une marche lente, lucide, parfois douloureuse, mais nécessaire — une fidélité à la révolte, dans sa forme la plus noble : celle qui construit au lieu de détruire.

Première partie

L’émancipation individuelle : naître à soi-même

On confond souvent liberté et émancipation, comme si la seconde n’était qu’une extension juridique ou morale de la première. Pourtant, elles ne se superposent pas. La liberté est un état — souvent illusoire, parfois octroyé —, tandis que l’émancipation est un mouvement intérieur, une conquête lente et personnelle qui cherche à s’affranchir des tutelles visibles et invisibles. Elle suppose un effort, une lucidité, et parfois une rupture.

1. L’apprentissage de la liberté

Dans le droit civil, l’émancipation désigne l’acte par lequel un adolescent, encore mineur, cesse d’être sous l’autorité de ses parents. Juridiquement, il gagne des droits; humainement, il découvre surtout des limites. Car s’émanciper, ce n’est pas échapper à la règle, mais apprendre à en comprendre la raison. Le jeune émancipé se heurte d’abord à ce paradoxe : il veut être libre, mais il ignore encore ce que signifie être responsable.

Le rôle des parents, dès lors, n’est plus de commander, mais d’accompagner. L’autorité, dans sa forme la plus éclairée, n’est pas une domination mais une présence de référent qui donne un cadre à la découverte de soi. Quand la règle est expliquée, consentie, comprise, elle n’est plus vécue comme une injonction, mais comme une forme de sécurité intérieure. L’adolescent croit souvent que la transgression est une preuve d’émancipation ; elle n’en est que la caricature. Car la véritable liberté ne consiste pas à fuir la règle, mais à l’intérioriser pour mieux la dépasser.

Ce processus, fragile et exigeant, conditionne la paix sociale elle-même. L’émancipation n’est pas la négation de la filiation ou de la transmission : elle en est l’accomplissement. C’est en reconnaissant la valeur de ce qui lui a été transmis que l’individu peut choisir en conscience ce qu’il veut garder, transformer ou refuser.

2. La tentation de la rupture

Quand la collaboration entre l’autorité et la jeunesse se brise, l’émancipation dégénère en affrontement. La famille devient alors le premier champ de bataille de la liberté mal comprise. Le rejet des figures parentales, la défiance à l’égard des institutions, la fuite vers l’ailleurs traduisent souvent une incapacité à distinguer la décision de l’obéissance. Dans un monde où l’on confond autorité et autoritarisme, l’adolescent, croyant se libérer, s’enferme parfois dans une autre dépendance : celle du groupe, du réseau, ou du mirage d’une autonomie absolue.

Il faut réhabiliter le sens du dialogue et la valeur de l’écoute mutuelle. L’autorité n’a plus à “commander”, elle doit inspirer. Et l’enfant, en apprenant à comprendre plutôt qu’à défier, s’approche d’une émancipation consciente, non d’un simple détachement.

3. La pédagogie de l’émancipation

La première étape de l’émancipation sociale et personnelle réside dans la didactique — dans l’accès au savoir, à la culture et à la diversité des expériences humaines. L’école, dans son idéal, devrait éveiller le sens critique et non la seule conformité. L’apprentissage ne doit pas servir à produire de bons exécutants, mais des esprits libres, capables d’évaluer, de créer, de désobéir avec discernement.

Comme l’écrit Boaventura de Sousa Santos, « l’émancipation est un ensemble de luttes procédurières sans but défini ». C’est dire que l’émancipation ne peut être programmée, ni réduite à une finalité utilitaire. Elle est l’aventure même de la conscience.

Lorsque l’ancien ministre de l’Education nationale, Pap Ndiaye, affirme que “l’école est injuste avec les pauvres”, il révèle le déséquilibre d’un système qui a perdu sa mission première : rendre possible l’égalité des conditions d’émancipation. Car sans égalité d’accès au savoir, la liberté devient un privilège.

L’émancipation individuelle est la matrice de toutes les autres. C’est en apprenant à se gouverner soi-même que l’on peut prétendre transformer le monde. Elle exige de chacun une vigilance permanente contre les illusions : l’illusion d’une liberté sans contraintes, d’une autonomie sans solidarité, d’un progrès sans justice. Elle est un chemin plus qu’un état, une conquête plus qu’un droit. Et comme le disait Émile Masson, “la révolution, c’est toi” — c’est-à-dire : elle commence par toi.

À suivre : seconde partie : 

L’émancipation sociale et politique : le combat des femmes et du peuple

vendredi 17 octobre 2025

Pauvreté. La société dans son entier est responsable

« La misère n’est pas une loi de la nature, c’est une honte de la société. »

— Louise Michel, discours à la salle Favié, 1880.

Combien il paraît révoltant et nauséeux de rappeler, en cette journée du 17 octobre, dédiée au « Refus mondial de la misère », ce chiffre de la pauvreté en France : 10 millions. Dix millions de personnes vivent en deçà du seuil de pauvreté fixé en France à 965 euros (échelle de l'Observatoire des inégalités, chiffre de 2022). À cette masse invisibilisée, on pourrait ajouter les foyers qui vivotent avec un Smic*, dont le sort n’est pas plus enviable mais qui perpétue le principe de pax civilis, assurant aux classes supérieures une existence bien plus confortable et, par ricochet, une indifférence quasi systématique au sort des plus démunis.

Car en effet, si la pauvreté ne se contente pas de stagner dans une statistique, elle se traduit par une précarité quotidienne, une aumône dans les centres caritatifs, mais surtout par une déchirure sociale, subie à travers l’isolement et l’amoindrissement de la capacité à s’accrocher à une cordée toujours plus distante, toujours plus encline à accumuler biens et produits financiers. Comme si l’on percevait cette misère, mais qu’au lieu de l’éradiquer, on préférait s’en éloigner, feignant de l’ignorer par peur d’un déclassement.

S’il persiste encore un positionnement politique, il ne change rien à cet état de fait. À n’en pas douter, il existe une hystérie collective à se concentrer exclusivement sur l’accumulation de capital, de biens matériels ou de patrimoine. Cette frénésie détourne toute volonté d’éradiquer les injustices sociales très souvent engendrées par ce système et, paradoxalement, renforce les garanties pour l’oligarchie bancaire, celle-là même qui n’offre aucun recours pour une société plus harmonieuse.


Certains avanceront, pour se dédouaner, que leur solidarité envers les plus précaires s’exprime à travers un pacte social fondé sur le prélèvement des taxes et le financement de prestations sociales. Mais ce discours de façade sert surtout à légitimer le système libéral, à cautionner un capitalisme qui n’a jamais favorisé l’essor d’un modèle de justice sociale ou de préservation des ressources naturelles. Il faut le rappeler : le capitalisme dépend des inégalités, de la précarité de genre, de zones de main-d’œuvre à bas coût et de l’exploitation insatiable des ressources naturelles. Sans ces moteurs, son économie s’essouffle et son règne technostructuré s’érode.

Combien sont-ils, parmi les partis politiques et leurs sympathisants, à vouloir combattre radicalement le capitalisme ? Peu, car beaucoup en tirent profit via des emprunts sur les marchés financiers, et l’État reste le premier exemple. Même régulé, le capitalisme ne change rien à la nature pervertie du système : le rachat d’actions par une entreprise, par exemple, rend artificiel le cours des actions et manipule l’optimisation des bénéfices. Il n’est donc pas surprenant que la pauvreté persiste, voire s’accroisse, en France.

Doit-on la subir pour en connaître les effets délétères ? Apparemment oui, à en juger par le peu de cas accordé aux personnes, quels que soient leur âge, leur genre, leur lieu de vie, ou leur situation fiscale, toutes confinées à l’isolement. Une journée dédiée à la misère est déjà une journée de trop et reste, dans tous les cas, une journée vaine. Les médias, politiques et économistes s’inquiètent davantage du sort des plus riches, s’étranglant presque à l’idée d’un effort fiscal à leur encontre. Pendant ce temps, la question de la pauvreté, et particulièrement la journée du 17 octobre, est totalement absente de la couverture médiatique.

Quelles solutions alors pour éradiquer la pauvreté ? D'après mon point de vue, il n’y en a qu’une : celle explorée par Murray Bookchin, militant et essayiste libertaire américain, à travers l’écologie sociale, la démocratie directe et la sortie du capitalisme. Est-ce une utopie ? Une hérésie ? Certainement, à voir le niveau jamais atteint d’accumulation de richesses ou d'épargnes dans ce pays. Bookchin a raison : avant de parler d’écologie, il faut se libérer de toute forme de domination, et en premier lieu de celle de l’argent.

* En 2023, environ 3,1 millions de salariés du secteur privé touchaient le Smic.



jeudi 2 octobre 2025

Extrait de "les naufragés de Kermi". Chez J. Sévère, expéditeur

 

Invariablement, les emballeurs engageaient leur journée de travail à 8 h. avec l’ouverture du lourd portail par le contremaître, Emile Picard. « Les négociants étaient les rois du marché aux légumes, ils faisaient ce qu'ils voulaient. Les légumes étaient d'ailleurs généralement achetés non par le patron lui-même mais par le premier ouvrier, et il valait mieux se faire bien voir par un bon pourboire aux ouvriers emballeurs si on voulait voir sa marchandise achetée la fois suivante. Les emballeurs exigeaient en effet un pourboire et un litre de vin de chaque paysan. On avait intérêt à ne pas l'oublier car, sinon, le triage des choux-fleurs et des artichauts était mauvais et les emballeurs nous classaient pas mal de marchandises dans une catégorie inférieure ou même, tout simplement, nous les déclassaient en « rebuts » qui n'étaient pas commercialisables. »  (Témoignage d’un agriculteur anonyme auprès d’un journaliste du Télégramme de Brest). De temps en temps, lors de l’installation aux postes, Jobic Sévère dédaignait s’enfoncer parmi les emballeurs pour les saluer, et indistinctement les interrogeait de façon sommaire sur leur santé.  Ensuite, il accédait à la mezzanine et s’enfermait dans son bureau pour quelques heures, parfois davantage. Emanaient quelque fois de ce bureau, dont les ouvriers ignoraient le contenu, les éclats d’une voix, rugueuse, tonitruante et injurieuse et une quantité phénoménale de fumées de cigarettes. Quelques réunions urgentes, comptant d’autres entrepreneurs de son rang, troublaient la monomanie de ce bureau. On apercevait Jobic Sévère très souvent repartir précipitamment dans sa grosse berline pour un quelconque rendez-vous avec l’ « Association des exportateurs de primeurs de Saint-Pol-de-Léon », les élus de la mairie ou bien avec des personnalités, représentants de l’autorité de l’Etat, et ne plus revoir sa silhouette, parfois pour plusieurs jours. Les ordres d’opérations et de gestion du magasin étaient dès lors transmis à Emile Picard et confiés à la comptable, Henriette Saillour. À part eux, personne ne connaissait l’emploi du temps d’un patron régulièrement absent du dépôt. Les emballeurs ne s’en plaignaient pas d’ailleurs, il était assez discret et aimable en fin de compte. Emile Picard, moins.

Anciens dépôts de légumes à Saint-Pol-de-Léon

Marcel Joncour démarrait le moteur du véhicule à chaque fois que l’un de ses prédécesseurs disparaissait dans le hangar puis le coupait pour attendre la prochaine secousse. La manœuvre se répétait ainsi plusieurs fois. Ces soubresauts répétés, ajoutés aux rejets des pots d’échappement, occasionnaient chez lui des troubles gastriques et réveillaient des ballonnements intestinaux, derniers rappels d’une crise inattendue d’épisodes de diarrhées flanquées d’une forte fièvre. Une crise courte, mais qui l’avait tellement secoué, qu’il fut contraint de rester couché pendant près de deux jours. Le souci, dorénavant, selon son constat, était que sa récolte d’artichauts de la veille comprenait des têtes qui n’auraient pas dû attendre davantage la coupe, compte tenu de leur grosseur visible. Ce qui ne rassurait pas le cultivateur quand son tour fut venu de pénétrer dans le bâtiment et de procéder au déchargement, sa récolte pourrait être déclassée. Les dizaines d’ouvriers, pour la plupart emballeurs, et pour partie originaire du quartier de Kermi(9), s’agitaient activement autour des différents postes de conditionnement.

(9)Entre 10 et 15 foyers de Kermi, sur une cinquantaine de logements, dans les années 60, dépendaient du métier d’ouvrier emballeur.

 On devait vociférer de manière à rivaliser avec les différents frôlements et claquements créés par des manœuvres ainsi qu’avec le chahut des bavardages des ouvriers qui ne quittait jamais le fond sonore.

 « Salut Marcel ! Comment qu’c’est aujourd’hui ? » Le premier ouvrier s’appelait Tin Castel. Son poste, il le devait à son absence d’indulgence et en un clin d’œil il savait déjà faire le tri entre les têtes, noter la qualité du produit et, avant tout, soupeser l’honnêteté du bonhomme placé en face de lui. Les producteurs se méfiaient tous de son sens inné à déceler la duperie. « Oh… Pas trop mal… Tin, pas trop mal,

-          Bon… T’as quoi aujourd’hui, Marcel ?

-       Oh… De la qualité forcément… Du moyen, essentiellement, je pense… Autour de 850 kilos… Je pense, quoi ! Comme j’ai prévenu hier, quoi,

      -    Allez descends, on va voir ça. Allez les gars ! On décharge. C’est du vrac que tu as Marcel ?

-       Euh… Oui, oui, mais c’est bien rangé, comme d’hab’, quoi. De grosses caisses, trimballées par les emballeurs sur transpalette, réceptionnaient la marchandise, calées ensuite sur la balance. Puis, il fallait retirer la freinte qui variait entre 5 et 7 % chez Sévère. Tin Castel s’approcha pour l’inspection. Très vite son verdict tomba.

-        Hum,… T’as pas mal de gros, Marcel… Tu vois ça ? L’ouvrier saisit une tête prise au hasard. Le paysan s’approcha,

-          Ouais… Répondit-il évitant d’être loquace,

-        Qu’est c’qui s’est passé Marcel ? Tu n’as pas dessaoulé ou quoi ? Cette remarque goguenarde avait pour mission de décontracter Marcel Abiven. Ce ne fut pas le cas.

-        Noon ! Non ! Non ! Tu sais, à la maison, la patronne me surveille de près, alors tu penses bien…, assura-t-il à voix basse,

-     Bon, je vois. Je vais devoir te les déclasser en partie et les passer en vert, Marcel. Vincent ? Vincent ? Tu viens voir ? Vincent Corre était le seul syndicaliste de l’entreprise, adhérent de la CGT. C’était un gars autant sociable avec les ouvriers qu’avec les producteurs, mais que l’excès d’alcool obligeait à une cure annuelle dans une thalasso, réglée par le syndicat.

  -    Ouais, qu’est ce qui se passe Tin ? Ahe ! Sell-ta piv ! Voilà notre bête féroce de Marcel ! Tribedie ! T’as une sacrée tête de déterré ! T’as trop tiré sur la bouteille hier ou quoi ? Ou c’est Tin qui te fait des misères ? Marcel Joncour adopta une posture de subordonné et se força à rire à la blague du syndicaliste. Mais au fait, j’t’ai pas vu y a deux jours ? T’étais resté avec la bourgeoise dans le plumard ou quoi ? C’est pour ça qu’t’es tout pâlot ? T’as pas pu décharger ? L’éclat de son rire se multiplia autour de lui étant donné que plusieurs emballeurs, et parmi eux Marcel Toux et Jean André, les avaient rejoints pour le délester de ces gros artichauts mais nullement de son désarroi quand il s’aperçut que personne ne souhaitait entendre ses explications. Marcel Joncour manifesta sa stupéfaction par un abaissement des épaules à les voir s’égosiller ainsi. Il avait gros sur le cœur. Bon, dis-moi Tin, faut les déclasser, c’est ça ? Ouais ? C’était quoi le prix fixé hier ? 54 ? Tu dis quoi, toi Tin ? 45 ? T’es dur, là Tin. Je propose 48. C’est notre requin qui est là ! Depuis l’temps qui vient ! Et en général c’est que de la qualité. 48 et avec les bouteilles qui vont avec. Hein ? C’est tout bon pour toi, Tin ? On a combien en quantité ? 800 kg ? C’est ce que tu avais Marcel ? Tu dis 850 ? Hop hop hop ! J’ai retenu la freinte à 6 %, Marcel. Je sais bien Marcel, mais hier tu annonçais que du beau calibre… Et on avait une certaine quantité à partir avec ta production mais elle n’est pas conforme. On fait comme ça alors ? Les gars ! Au triage, vous mettez la majeure partie en vert et le reste en bleu. » Les couleurs du papier brillant d’emballage avaient un rapport avec le calibrage des légumes : vert pour les plus grosses têtes, bleu pour les produits de meilleure qualité et le papier jaune pour les plus petits artichauts présentés en vrac. Concernant la pesée, comme elle s’opérait au sein du magasin, des anomalies apparaissaient au moment du passage sur la balance, tel que compter un cageot d’artichauts à 15 kg alors qu’il en pesait en réalité 21 kg. « Allez ! On se secoue si on veut pas encore être là à 10 h. ! Tiens Marcel, tu prends le ticket et tu montes voir Henriette. Allez, je te sers la paluche, mon ami ! A bientôt Marcel. Et si tu veux des conseils pour décharger, je peux t’aider ! » De nouveaux éclats se firent entendre à travers le dépôt. Pendant tout le temps de la négociation, il n’eut aucune négociation. Marcel Joncour, éteint et démuni, demeurait spectateur du sort que lui réservaient les emballeurs avec, bien entendu, l’accord de l’expéditeur lui-même. Muni de son ticket de paiement, encore abasourdi, il ne surveilla pas comme à l’accoutumée l’opération de triage. Il entendit Tin ordonnait à des ouvriers de préparer les cageots avec un couvercle par-dessus, signe que sa marchandise partait à destination de l’Angleterre ou des pays nordiques. Marcel Joncour, après avoir fait perforer le bon à la comptabilité, s’en allait, contrarié, une crispation qui eut pour effet de réveiller des crampes intestinales. Au niveau de l’autre portail qui donnait accès sur une rue voisine, au passage de son véhicule, il refila ses bouteilles de vin à un jeune, sûrement une nouvelle recrue pour la saison. Le garçon lui souhaita une bonne journée, pas certain que ce fût le cas. Après avoir emballé les têtes dans les cageots, empilés sur les palettes, on les envoyait aux équipes de « voie », dont le rôle consistait à remplir la vingtaine de wagons en attente sur les rails. Au chargement, on plaçait les emballeurs avec la plus grande expérience comme Pierre Gueguen, capable d’aligner méthodiquement les palettes. Il devait souvent descendre sur la voie pour déplacer les wagons au moyen d’une perche métallique dans le but de les garer précisément en face de l’ouverture. Durant la saison des choux-fleurs, l’équipe de « gare » stationnait à l’entrée des wagons et gerbait en une seule fois trois à quatre cagettes d’un poids oscillant entre 25 et 30 kilos au total. Dès le conditionnement terminé dans les fermes aux alentours, un conducteur rapportait la marchandise sur de grands plateaux tirés par des chevaux appartenant à Jobic Sévère et dont les soins étaient confiés à Job Bellec, plus souvent nommé « Tonton Job ». On vit souvent les chevaux, à leur seule habitude, tractaient les plateaux sans de commandement particulier. Les exploitants agricoles, à chaque arrêt de l’attelage, abreuvaient comme il se devait celui qui ne maîtrisait plus les rênes.

L’émancipation des esclaves noirs aux États-Unis : un exemple en trompe-l’œil. Part. 4

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