Lors de la Guerre civile en Espagne, les milices anarchistes ont introduit une mixité homme-femme (notamment la CNT-FAI) inédite pour l'époque. Les milicianas combattaient, portaient des armes, vivaient au front, ce qui bouleversait les normes sociales traditionnelles. Dans l'environnement révolutionnaire de 1936, il existait un discours puissant qui exaltait la liberté sexuelle, le rejet de la morale bourgeoise et l’égalité entre hommes et femmes. De là est née l’idée que les relations amoureuses et sexuelles étaient plus libres que dans le reste de la société.
Face aux combats acharnés, à la confrontation directe avec la mort et aux ravages visibles de la guerre, les préoccupations de bien-être individuel, y compris les séances de yoga, pour ainsi dire, n’avaient évidemment pas leur place. L'égalité de genre, certes façonnée par les contraintes du conflit, a néanmoins favorisé une cohésion sociale forte et une coopération orientée vers l'effort commun. C'est dans cette unité d'individus que s'est forgée la volonté d'un destin collectif et libertaire. Presque un siècle plus tard, dans nos démocraties libérales, alors qu'une guerre de haute intensité se déroule aux confins de l'Europe, cette dynamique n'existe plus.
L'une des raisons de cet abandon tient à la quête récente du bien-être intérieur qui égratigne progressivement l'idée de collectivisme (d'où le "nous" dans le titre de l'article). Elle pousse toujours plus vers une forme de puritanisme contemporain, alors même que, paradoxalement, les multiples pollutions, délétères pour la santé publique, n'ont jamais autant envahi et empoisonné notre quotidien et notre espace de vie, sans pour autant provoquer de mobilisation massive et encore moins de contestation subversive.
À quoi ressemble cette ambivalence ? D'un côté nous avons des pratiques alimentaires et des disciplines cosmétiques qui focalisent l'attention sur notre propre personne : hygiène bio, naturopathie, phytothérapie, aromathérapie, gemmothérapie, hydrolathérapie, alimentation vivante, véganisme, etc. De l'autre, une panoplie de matières toxiques, que l'on détecte par exemple dans l'eau ou dans le miel, et dont on ignore scientifiquement souvent les effets à long terme sur la santé et leur combinaison entre-elles (pot belge) : pesticides (glyphosate), E. Coli, métaux lourds, PFAS, TFA, dioxines, nanoparticules de plastique, perturbateurs endocriniens, monoxyde de carbone, etc. Collectivement, avons-nous réussi à réduire voire stopper la progression de tous ces polluants en modifiant ou rejetant nos modèles de fonctionnement, en réclamant une régulation plus stricte des complexes industriels qui les créent ? La réponse est évidemment, non.
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| Campagne de dépistage du glyphosate par les pisseurs involontaires. Finistère, octobre 2019. Photo Ouest-France |
En revanche l’économie du bien-être constitue aujourd’hui un secteur florissant. En France comme ailleurs, elle fédère un ensemble hétérogène d’acteurs: marques d’aromathérapie, distributeurs bio, industries de compléments alimentaires, centres de pratiques corporelles, plateformes numériques de méditation. Le marché, alimenté par la quête de pureté et la recherche de protection individuelle, multiplie les offres: huiles essentielles (issues parfois du tiers-monde), stages de développement personnel, produits énergétiques, protocoles de détox, cours de yoga premium. Même les réseaux spécialisés distribuent des produits issus de chaînes logistiques globalisées, parfois éloignées de l’idéal de sobriété qu’elles revendiquent : sommes-nous devenus plus vertueux en réglant ces achats de bien-être avec un compte bancaire au Crédit Agricole ou à la BNP ? En les effectuant à la Biocoop de son secteur ? Ce contraste révèle un paradoxe central : c’est dans un monde de plus en plus pollué et anxiogène que le marché du bien-être prospère le plus.
Grâce aux travaux de la politologue américaine Wendy Brown, on voit bien comment les sociétés néolibérales transforment les individus en gestionnaires permanents d’eux-mêmes. Dans ce modèle, le citoyen devient une “micro-entreprise” : il mesure, régule et optimise son corps, ses émotions, sa santé, sa productivité. Le bien-être s’inscrit dans ce mouvement. Il propose un cadre de gestion intérieure qui neutralise les tensions sociales et réduit la conflictualité. Le travail sur soi tient lieu de réponse au malaise collectif, au risque d’affaiblir la capacité d’engagement politique.
L’enjeu n’est pas de condamner les pratiques de bien-être, qui peuvent apporter un réel soutien face au stress ou à la fatigue chronique. Le questionnement porte sur leurs effets sociaux : lorsqu’elles deviennent une alternative à la mobilisation collective, elles contribuent à un effritement du lien social et à une forme d’isolement politique. À mesure que la société encourage chacun à trouver sa propre solution — son alimentation, sa méditation, sa respiration, son rituel — le collectif se fragmente. Les pratiques apaisent, mais elles anesthésient aussi la colère, l’indignation, les revendications. Cette individualisation des réponses évite rarement un effet collatéral : la dépolitisation du problème. Le bien-être détourne parfois l’attention des transformations collectives nécessaires pour agir sur les causes. Et ce n'est pas la tisane du soir à la camomille qui soulagera cela.

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